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LE DECOR ABSIDAL DE SANTA MARIA D’ANEU Por MARCEL UURLIAT Universidad de Toulouse (1) Bomons-nous ĂĄ citer l’article de HÉLÉNE TOUBERT, Une fresque de San Pedro de Sor- pe (Catalogne) et le theme iconographique de l’Arbor Bo- na-Ecclesia, Arbor Mala-Syna- goga, dans Cahiers archĂ©olo- giques, XIX, 1969, p. 167 - 189, comme un modĂ©le du genre. (2) JOSEP PIJOAN, Les pin tures murĂĄis catalanes, III, Institut d’Estudis Catalans, Barcelona, S. d., p. 37-43; JOSEP GUDIOL I CUNILL, Els primitius, I, Barcelona, 1927, p. 371-382; CHANDLER RA T H F O N POST, A History of Spanisb Painting, I, Cambridge, Mas- sachusetts, 1930, p. 50-52, 136- 138; JOAQUIN FOLCH Y TOÂŹ RRES, CatĂĄlogo de la secciĂłn de arte romĂĄntico, Museo de la Ciudadela, Barcelona, 1926, n.° 54, p. 106-109; JOSEP PIÂŹ JOAN et JOSEP GUDIOL RI- CART, Les pintures murĂĄis romĂĄniques de Catalunya, Monumenta Cataloniae, IV, Barcelona, 1948, p. 143 et SUiv.; WALTER W. S. COOK et JOSE GUDIOL RICART, Pintura e imaginerĂ­a romĂĄniÂŹ cas, Ars Hispaniae, VI, MaÂŹ drid, 1950, p. 57-58: EDGAR WATERMAN ANTHONY, Ro- manesque frescoes, Prince- ton, 1951, p. 169-170; JOSE GUÂŹ DIOL RICART, Pintura meÂŹ dieval, dans Historia de la pintura en Cataluña, Madrid, 1956, p. 28; WALTER W. S. COOK, La pintura mural roÂŹ mĂĄnica en Cataluña, Madr’d, 19c6. n. 21-22; JUAN AINAUD, Esnaña. Pinturas romĂĄnicas, ColecciĂłn Unesco de Arte mundial. 7, ParĂ­s. 1957, p. 18: EDOUARD JUNVENT, CataÂŹ lĂłgale romane, II, Zodiaque, 1961, p. 200; L’art romĂĄn, Ca- On a beaucoup Ă©tudiĂ© la peinture romane catalane, mais en s’attachant de prĂ©fĂ©rence aux problĂ©mes stylisti- ques. Ceux qui concernent l’iconographie, sans avoir Ă©tĂ© absolument dĂ©daignĂ©s (1), demeurent encore insuffisam- ment connus. lis gagneraient a Ă©tre plus largement explo- rĂ©s, car s’il est un domaine oĂŒ la Catalogne a fait preuve d’originalitĂ©, c’est bien celui-lĂĄ, Nous aimerions aujour- d’hui attirer l’attention sur un dĂ©cor d’abside de la rĂ©gion pyrĂ©nĂ©enne, celui de Santa MarĂ­a d’Aneu, qui illustre Ă©lo- quemment les rĂ©flexions auxquelles donnaient lieu l’éta- blissement d’un programme iconographique pour la partie la plus sacrĂ©e de l’édifice du cuite chrĂ©tien (2). L’église de Santa MarĂ­a d’Aneu se dresse au milieu du beau Val d’Aneu, dans le Pallars sobirĂĄ, prĂ©s de l’endroit oĂŒ la route du Port de la Bonaigua dĂ©bouche dans la vallĂ©e de la Noguera Pallaresa. MentionnĂ©e pour la premiĂ©re fois dans l’acte de consĂ©cration de la cathĂ©drale d’Urgell en 839 (3), elle ne se trouvait alors que depuis peu sous le patronage de la Vierge et avait dĂŒ abandonner son ancien vocable wisigoth de sainte Deodata ĂĄ l’occasion d’une rĂ©or- ganisation ecclĂ©siastique de la rĂ©gion (4). C’était le siĂ©ge d’un archiprĂ©tĂ© comprenant dix paroisses du Val d.’Aneu et des riviĂ©res affluentes en amont d’EscalĂł: Berros, Espot, Jou, «Assor», Son, Burgo, Esterri, Cervi, Isil et AlĂłs. Nous possĂ©dons un acte de dotation de l’église par le comte Artal de Pallars sobirĂĄ, et l’évĂ©que Bernat d’Urgell, en date du 30 mai 1085, qui correspond probablement ĂĄ l’époque de construction de l’édifice actuel. II comprenait alors trois vaisseaux inĂ©gaux —une nef cĂ©ntrale et deux collatĂ©raux— peut-Ă©tre voĂŒtĂ©s d’arĂ©tes. DĂ©pourvu de tran- sept, le chevet Ă©tait formĂ© d’une ĂĄbside principale canton- nĂ©e de deux absidioles. Au XVI siĂ©cle, on supprima les voĂŒtes et les piliers intĂ©rieurs et on unifia l’espace en 7

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LE DECOR ABSIDAL DE SANTA MARIA D’ANEU

Por MARCEL UURLIATUniversidad de Toulouse

(1) Bomons-nous ĂĄ citer l’articlede HÉLÉNE TOUBERT, Unefresque de San Pedro de Sor-pe (Catalogne) et le themeiconographique de l’Arbor Bo-na-Ecclesia, Arbor Mala-Syna-goga, dans Cahiers archĂ©olo-giques, XIX, 1969, p. 167 - 189,comme un modĂ©le du genre.

(2) JOSEP PIJOAN, Les pinturesmuráis catalanes, III, Institutd’Estudis Catalans, Barcelona,S. d., p. 37-43; JOSEP GUDIOLI CUNILL, Els primitius, I,Barcelona, 1927, p. 371-382;CHANDLER R A T H F O NPOST, A History of SpanisbPainting, I, Cambridge, Mas-sachusetts, 1930, p. 50-52, 136-138; JOAQUIN FOLCH Y TO¬RRES, Catálogo de la secciónde arte romántico, Museo dela Ciudadela, Barcelona, 1926,n.° 54, p. 106-109; JOSEP PI¬JOAN et JOSEP GUDIOL RI-CART, Les pintures muráisromániques de Catalunya,Monumenta Cataloniae, IV,Barcelona, 1948, p. 143 etSUiv.; WALTER W. S. COOKet JOSE GUDIOL RICART,Pintura e imaginería románi¬cas, Ars Hispaniae, VI, Ma¬drid, 1950, p. 57-58: EDGARWATERMAN ANTHONY, Ro-manesque frescoes, Prince-ton, 1951, p. 169-170; JOSE GU¬DIOL RICART, Pintura me¬

dieval, dans Historia de lapintura en Cataluña, Madrid,1956, p. 28; WALTER W. S.COOK, La pintura mural roÂŹmĂĄnica en Cataluña, Madr’d,19c6. n. 21-22; JUAN AINAUD,Esnaña. Pinturas romĂĄnicas,ColecciĂłn Unesco de Artemundial. 7, ParĂ­s. 1957, p. 18:EDOUARD JUNVENT, CataÂŹlĂłgale romane, II, Zodiaque,1961, p. 200; L’art romĂĄn, Ca-

On a beaucoup Ă©tudiĂ© la peinture romane catalane,mais en s’attachant de prĂ©fĂ©rence aux problĂ©mes stylisti-ques. Ceux qui concernent l’iconographie, sans avoir Ă©tĂ©absolument dĂ©daignĂ©s (1), demeurent encore insuffisam-ment connus. lis gagneraient a Ă©tre plus largement explo-rĂ©s, car s’il est un domaine oĂŒ la Catalogne a fait preuve

d’originalitĂ©, c’est bien celui-lĂĄ, Nous aimerions aujour-d’hui attirer l’attention sur un dĂ©cor d’abside de la rĂ©gionpyrĂ©nĂ©enne, celui de Santa MarĂ­a d’Aneu, qui illustre Ă©lo-quemment les rĂ©flexions auxquelles donnaient lieu l’éta-blissement d’un programme iconographique pour la partiela plus sacrĂ©e de l’édifice du cuite chrĂ©tien (2).

L’église de Santa MarĂ­a d’Aneu se dresse au milieu dubeau Val d’Aneu, dans le Pallars sobirĂĄ, prĂ©s de l’endroitoĂŒ la route du Port de la Bonaigua dĂ©bouche dans la vallĂ©ede la Noguera Pallaresa. MentionnĂ©e pour la premiĂ©refois dans l’acte de consĂ©cration de la cathĂ©drale d’Urgellen 839 (3), elle ne se trouvait alors que depuis peu sous lepatronage de la Vierge et avait dĂŒ abandonner son ancienvocable wisigoth de sainte Deodata ĂĄ l’occasion d’une rĂ©or-ganisation ecclĂ©siastique de la rĂ©gion (4). C’était le siĂ©ged’un archiprĂ©tĂ© comprenant dix paroisses du Val d.’Aneuet des riviĂ©res affluentes en amont d’EscalĂł: Berros,Espot, Jou, «Assor», Son, Burgo, Esterri, Cervi, Isil etAlĂłs.

Nous possĂ©dons un acte de dotation de l’église par lecomte Artal de Pallars sobirĂĄ, et l’évĂ©que Bernat d’Urgell,en date du 30 mai 1085, qui correspond probablement ĂĄl’époque de construction de l’édifice actuel. II comprenaitalors trois vaisseaux inĂ©gaux —une nef cĂ©ntrale et deuxcollatĂ©raux— peut-Ă©tre voĂŒtĂ©s d’arĂ©tes. DĂ©pourvu de tran-sept, le chevet Ă©tait formĂ© d’une ĂĄbside principale canton-nĂ©e de deux absidioles. Au XVI siĂ©cle, on supprima lesvoĂŒtes et les piliers intĂ©rieurs et on unifia l’espace en

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crĂ©ant une vaste salle couverte d’une charpente sur aresdiaphragmes. On dĂ©molit Ă©galement les absidioles, mais onconserva l’abside cĂ©ntrale, qui prĂ©sente toujours a l’extĂ©-rieur une suite de bandes lombardes faites de couples depetits ares reposant sur des lesĂ©nes (5).

On comprend, dans ces conditions, que seul le dĂ©corpeint de l’abside cĂ©ntrale ait Ă©tĂ© conservĂ© —tres incomplĂ©-tement d’ailleurs. II a Ă©tĂ© transportĂ© au MusĂ©e d’art deCatalogne a Barcelone, en mĂ©me temps que la plupart despeintures romanes de la rĂ©gion (Pig. 1).

D’ordinaire, la clef du problĂ©me iconographique desĂĄbsides rĂ©side dans le cul-de-four. Ici, exceptionnellement,la description doit dĂ©buter par la partie tournante.

Dans l’axe, sous la fenĂ©tre, et directement derriĂ©rel’autel, par consĂ©quent, on voit reprĂ©sentĂ©s deux couplesde rouses de feu solidaires, correspondant Ă©videmmentaux roues du char de YahvĂ© dĂ©crites par EzĂ©chiel (1,13-21et X,6 et 9): les quatre roues situĂ©es ĂĄ cote des animauxsymboliques et entre lesquelles se trouvait du feu.

De part et d’autre des roues, apparaissent deux sĂ©ra-phins ĂĄ trois paires d’ailes disposĂ©es conformĂ©ment a ladescription donnĂ©e par Isa'ie dans sa visiĂłn (VI,l-3):...«Je vis le Seigneur YahvĂ© assis sur un tronĂ© tres Ă©levĂ©;...des SĂ©raphins se tenaient au-dessus de lui ayant chacunsix ailes: deux pour se couvrir la face, deux pour se couvrirles pieds, deux pour voler, Et ils criaient l’un ĂĄ l’autre cesparoles: «Saint, saint, saint est YahvĂ© Sabaot».

La triple acclamation est rĂ©pĂ©tĂ©e au-dessus de chaquĂ©sĂ©raphin: S(AN)C(TU)S, S(AN)C(TU)S, S(AN)C(TU)S.Par ailleurs les ailes et les mains des sĂ©raphins sont rem-plis des yeux qu’EzĂ©chiel mentionne sur les roues ainsique sur le corps, le dos, les mains et les ailes des Ă©trangeschĂ©rubins (EzĂ©chiel, X,12).

Dans leurs mains, les sĂ©raphins tiennent avec des pin-ces un morceau de braise qui leur sert ĂĄ purifier les lĂ©vresde deux prophĂ©tes agenouillĂ©s et perdus dans l’extase(Fig. 2).

Cette scĂ©ne illustre le texte d’IsaĂ­e (VI,6-7): «L’un dessĂ©raphins vola vers moi, tenant en main une braise qu’ilavait prise avec des pinces sur l’autel. II m’en toucha la

talogue, Barcelona et SantiaÂŹgo de Compostela, 1961, p. 26-27; HUBERT SCHRADE, Lapeinture romane (trad. fse),Paris-Bruxelles, 1966, p. 128-130; P. DE PALOL et M. HIR-MER, L’art en Espagne, duroyaume wisigoth ĂĄ la f'n del’époque romane (trad. fse.),ParĂ­s. 1967, p. 91, 122-124; OT-TO DEMUS et MAX HIRMER.La peinture mĂșrale romane(trad. fse.), ParĂ­s, 1970, p. 74et n.° 158, p. 151.

(3) PTERRE DE MARCA, MarcaHispánica, París, 1688, col.764; P. PUJOL, L’acta de con-sagració i dotació de la cate¬dral d’Urgell de l’any 819 o839, dans Estudis Románics,II, 1917, p. 92-115.

(4) RAMON D’ABADAL I DEVINYALS, Catalunya carolín-gia, III, Barcelona, 1955, no-tamment p. 194.

(5) J. PUIG Y CADAPALCH, AN-TONI DE FALGUERA et J.GODAY Y CASALS, L’arqui-tectura románica a Catalunya,II, 1911, p. 235-237.

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Santa MarĂ­a d’Áneu. DĂ©cor de l’abside. (Mas)

bouche et dit: «Vois done, ceci a touché tes lévres, tonpeché est effacé, ton iniquité a disparu».

Le nom d’I(SAIA), qui designe l’un des deux vision-naires montre que le peintre avait clairement connaissancede sa source vĂ©tĂ©rotestamentaire. Par contre, le nom dusecond prophĂ©te pose un problĂ©me. On attendait JĂ©rĂ©mie,dont les lĂ©vres furent purifiĂ©es par la main de YahvĂ© (JĂ©ÂŹrĂ©mie, 1,9); c’est au contraire le nom d’Elie -—ELIA— quiest inscrit. II convient done d’accorder aux roues de feuune signification supplĂ©mentaire en les rattachant au char

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de feu qui emporta au ciel l’homme de Dieu (2 Rois II, 11-13 (6)et EcclĂ©siastique XXXXVIII,12). II n’en reste pas moinsqu’Elie est considerĂ© aussi, d’une maniere plus genĂ©rale,comme le prophĂ©te inspirĂ© dont les lĂ©vres purifiĂ©es expriÂŹmen! les paroles mĂ©mes de Dieu (JĂ©rĂ©mie, 1,9). Le messa-

ge de tous les prophĂ©tes Ă©tant la bonne nouvelle del’Emmanuel, de «Dieu avec nous» annoncĂ©e par Isa'ie im- (8)mĂ©diatement aprĂ©s le rĂ©cit de sa visiĂłn: «Aussi le Seigneurva-t-il lui-mĂ©me vous donner un signe: La vierge est en-ceinte et va enfanter un fils qu’elle appellera Emmanuel.De fromage blanc et de miel il se nourrira» «Isa'ie, VII,14-15).

Et voici que l’Emmanuel promis apparait exactementau-dessus des roues de feu, au centre de la conque absidaled’Esterri d’Aneu. La Vierge Marie, assise sur un tronĂ©, prĂ©ÂŹsente L’Enfant a l’adoration des fidĂ©les ainsi qu’á celle desMages; trois personnages de petite taille, mais vĂ©tus avec

recherche, qui offrent leurs prĂ©sents. Le lien Ă©troit entrel’Ancien et le Nouveau Testament est matĂ©rialisĂ© par lasuperposition voulue des deux scĂ©nes. Seule la fenĂ©tre etsa lumiĂ©re sĂ©parent les roues de feu du tronĂ© de Marie,qui Ă©voque nĂ©cessairement le tronĂ© de Dieu. C’est bienainsi que le concevaient les peres orientaux, lorsqu’ils dĂ©-signent Marie du nom de «tronĂ© chĂ©rubinique», allant jus-qu’a lui faire dirĂ© dans une hymne: «Approche EzĂ©chiel etreconnais, Ă©tendu a mes pieds, que c’est moi que tu as re-connue dans ton extase, assise sur le troné» (6). L’Occidentarrivait aux mĂ©mes conclusions en Ă©tablissant l’équivalen-ce avec le merveilleux tronĂ© d’ivoire plaquĂ© d’or raffinĂ©que SalomĂłn avait fait faire (1 Rois, X,18). II voyait enMarie le tronĂ© de la Sagesse, ou. avait reposĂ© le Christ, nouÂŹveau SalomĂłn (7).

On comprend des lors la significaron profonde de lamandorle qui entoure et isole la Vierge et l’Enfant (8). Sice groupe est une MajestĂ© de Marie, c’est aussi et biendavantage une MajestĂ© de JĂ©sus, qui ne pouvait trouvertronĂ© plus sompteux que le sein de la Vierge-MĂ©re. Marietenant l’Enfant sur ses genoux «équivaut» done au tronĂ©apocalyptique sur lequel le Christ prend gĂ©nĂ©ralement plaÂŹce dans le cul-de-four des ĂĄbsides romanes.

D’aprĂ©s HUBERT SCHRADE,La peinture romane, op. cit.,note 3, p. 289.

En dernier lieu: ILENE H.

FORSYTH, The Throne ofWisdom, Wood Sculptures ofthe Madonna in RomanesqueFrance, Princeton, 1972.

Sur le thĂ©me de la Vierge al’Enfant dans la mandorle:ANDRE GRABAR, The Virginin a Mandorle of Light, dansLate Classical and MediaevalStudies in honor of AlbertMathias Friend, Jr. Princeton,1955, p. 305-311.

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(9) ANDRÉ GRABAR, Martyrium,II, ParĂ­s, 1946, p. 174 et suiv.;Id., Les ampoules de TerreSainte, ParĂ­s, 1958; GILBER-TE VEZIN, L’adoration et lecycle des Mages dans l’artchrĂ©tien primitif, ParĂ­s, 1950.

(10) La mission d’intercession desanges apparait dĂ©ja dans l’An-cien Testament: Zacharie, I,12; Job, XXXIII, 24.

Santa MarĂ­a d’Áneu. Le sĂ©raphin pnrifieles levres du prophete. (Mas)

Les Mages introduits dans la conque, de part et d’autredu tronĂ©, le sont en qualitĂ© de tĂ©moins d’un Ă©vĂ©nementdont ils soulignent le caractĂ©re royal et triomphal (Fig. 3).Rien dans le Nouveau Testament ne proclame davantagela divinitĂ© de l’Enfant que cet hommage des rois del’Orient. On sait que l’Adoration des Mages Ă©tait, a ce titre,l’une des images le plus souvent reprĂ©sentĂ©es sur les am-poules de Terre Sainte, avec comme lĂ©gende «Emmanuel,Dieu est avec nous» (9). C’est-a-dire qu’on Ă©tablissait dĂ©jĂ©cette relation directe entre l’Epiphanie et la prophĂ©tie del’Emmanuel que le peintre de Santa MarĂ­a d’Áneu s’est pluĂĄ souligner avec ses pinceaux.

Ces rĂ©flexions nous permettent d’expliquer la prĂ©sen-ce des deux grands personnages qui encadraient l’EpiphaÂŹnie dans l’abside catalane. SeĂșl subsiste, et en partie seule-ment, celui de gauche. II s’agit de l’archange saint MichelS(AN)C(TU)S MIHAEL representĂ© debout, brandissantd’une main une banniĂ©re et tenant de l’autre un rouleausur lequel est Ă©crit (PE)TICIUS. L’autre figure, qui a en-tiĂ©rement disparu, peut cependant Ă©tre aisĂ©ment indenti-fiĂ©e, car le maitre de Santa MarĂ­a d’Aneu avait reproduitsa composition dans une Ă©glise romane du Val d’Aran,celle de TredĂłs, de l’autre cote du col de la Bonaigua. CesderniĂ©res peintures ont Ă©tĂ© arrachĂ©es et vendues au MetroÂŹpolitan Museum de New York. Elles sont prĂ©sentĂ©es aumusĂ©e des Cloisters, sur les bords de l’Hudson.

Comme a Santa MarĂ­a d’Aneu, la Vierge occupe uneposition frontale, qui est celle d’une image cultueile, etelle prĂ©sente aux fidĂ©les l’Enfant qui bĂ©nit et tient le livreenroulĂ© (Fig. 4). Melchior (MELHIR) s’incline a sa droite,cependant que Balthasar (BALDASAR) et Gaspard (GASÂŹPAR) sont figurĂ©s ĂĄ sa gauche (Fig. 5). L’archange Michel(MIHAEL )ferme la composition a droite de Marie, et GaÂŹbriel (GABRIEL) a sa gauche.

Les deux archanges, portant le loros, tiennent ferme-ment en mains la banniĂ©re du Christ et ils prĂ©sentent cha-cun un rouleau. Celui de Michel a dĂ©ja Ă©tĂ© indentifiĂ©. Surcelui de Gabriel apparait le mot POSTULACIUS. Ceci signi-fie que les chefs des milices cĂ©lestes jouent le role d’avo-cats venant dĂ©fendre la cause des justes devant le tronĂ©de JĂ©sus au dernier jour (10).

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Les archanges avocats apparissent dans trois autresĂ©glises des PyrĂ©nĂ©es catalanes, proches de Santa Mariad’Áneu: Sant Pere del Burga!, une autre oeuvre du «Maitrede Pedret», le peintre des ĂĄbsides prĂ©cĂ©dentes, Esterri deCardos et Estahon, dont la dĂ©coration fut confiĂ©e a d’au-tres mains. Dans tous les cas, on fit appel au tĂ©moignagedes visionnaires de l’Ancien Testament. Au Burgal, deuxprophĂ©tes anonymes tendent leurs mains dans l’attitudede l’adoration; ĂĄ Esterri de Cardos, ce sont les sĂ©raphinsd’Isaie qui lancent la triple acclamation du Sanctus; ĂĄ EsÂŹtahon, on note la prĂ©sence d’un chĂ©rubin et d’un sĂ©raphin.Toujours, aussi, la figure assise sur le tronĂ© est l’anonymede l’Apocalypse, identifiĂ© avec le Christ de la Parousie. Onne saurait assez souligner l’équivalence parfaite entre tou-tes ces images et le caractĂ©re synthĂ©tique de leur significa-tion. Elles transcendent le temps et, quel que soit le con-

texte, le Christ est å la fois le Verbe incarné dans le seinde la Vierge Marie, le Sauveur venu effacer le péché dumonde et le Juge glorieux de 1a, fin des temps.

On s’est demandĂ© comment les archanges avocatsavaient pu s’introduire parmi ces images de gloire, pourmettre l’accent sur l’idĂ©e de Jugement, et on a proposĂ©l’exemple de Saint-Vincent de Galliano, prĂ©s de Cantil (pro-vince de Come) (11).

Dans l’abside de cette basilique, un Christ immense,reprĂ©sentĂ© debout, ĂĄ la maniere romaine, dans une man-dorle de lumiĂ©re, apparait aux prophĂ©tes JĂ©rĂ©mie (IERE-MIAS) et EzĂ©chiel (HEZEHIELE), Ă©crasĂ©s et comme fou-droyĂ©s par l’éclat de cette thĂ©ophanie. L’Ascension d’Elie,qui occupe l’écoingon de gauche de l’arc d’entrĂ©e de l’absi-de, emprunte a l’histoire des prophĂ©tes un troisiĂ©me sujet,Ă©galement Ă©voquĂ© ĂĄ Santa Maria d’Áneu. Le Christ estentourĂ© par les deux archanges Michel (MICHAEL) et GaÂŹbriel drapĂ©s du lorosÂĄ et portant le labarum marquĂ© duchrisme, ainsi que la petitio et la postulatio (12). L’inscrip-tion a ses pieds l’appelle Dominus virtutum et le dit assistĂ©par ses armĂ©es cĂ©lestes: ECCE D(OMINU)S CUI VIRTU-TU(M) SUA AGMINA SISTANT. Ce Christ du Jugementest aussi le Christ Sauveur, comme le prĂ©cise le texte Ă©critsur le livre qu’il tient a la main: PASTOR OVIUM BONUS.Cette inscription, relative au Bon Pasteur, est empruntĂ©e

Santa María d’Áneu.L’offrande de Melchior. (Mas)

(11) Le dĂ©cor peint de cette basiÂŹlique a Ă©tĂ© Ă©tudiĂł par GIU-LIO ANSALDI, Gli affreschidella basĂ­lica di S. Vincenzoa Galliano, MilĂĄn, 1949. Voiraussi ANDRÉ GRABAR, Lapeinture romane, Skira, 1958,p. 39-43.

(12) Des figures d’archanges, ac-compagnĂ©es des inscriptionsPRECATIO et POSTULACIOfurent Ă©galement dĂ©couvertesa Rome, ĂĄ Saint-Laurent-hors-les Murs: GIULIO ANSALDI,op. cit., note 12, p. 77.

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(13) Cette precisiĂłn chronologiquea Ă©tĂ© fournie par Joan Ainaudde Lasarte, lorsqu’il a identi-fiĂ© la donatrice du dĂ©cor deSant Pere del Burgal avec lacomtesse Lucie de Pallare,Ă©pouse du turbulent comteArtal de Pallare, et soeur d’Al-modis de la Marche, secondefemme du comte de Barcelo-ne Raymond-BĂ©renger Ier.

(14) C’est Ă©galement Joan Ainaudde Lasarte qui a soulignĂ© lecaractĂ©re ibĂ©rique des formesPeticius et Postulacius pourPetitio et Postulatio.

Tredós. La Vierge á l’Enfant. (Mas)

ĂĄ saint Jean X,ll: «Ego sum pastor bonus. Bonus pastoranimam suam dat pro ovibus suis», mais l’idĂ©e en Ă©taitdĂ©jĂĄ chez EzĂ©chiel: «Je susciterai pour le mettre a la tete(de mes brebis) un berger qui les fera paitre... c’est luiqui les fera paitre et sera pour elles un berger» (EzĂ©chielXXXIV,22-23).

L’esprit des dĂ©cors catalans et leurs personnages eux-mĂ©mes se trouvent done a Galliano dans un ensemble quileur est antĂ©rieur. En effet, si la production du maitre dePedret, la plus ancienne du groupe prĂ©cĂ©demment dĂ©fini,n’est pas antĂ©rieure au dernier quart du IX siĂ©cle (13), lespeintures absidales de Saint-Vincent de Galliano remon-

tent au dĂ©but du siĂ©cle. Une inscription date du 2 juillet1007 la consĂ©cration de la basilique et fournit le nom deson fondateur, Ariberto da Intimiano, un clero de l’églisede MilĂĄn: + VI: NO(nas). JUL(ias). TRANSLACIO(San)C(t)I. AD(e)ODATI. ET DEDICA(tio) ISTIU(s)EC(c)L(lesia)E... TEMP(ore). DOM(i)NI ARIBERTI. DEANTIMIANO ET SUBDIACON(i) (San)C(ta)E. MEDIO-LANENSIS EC(c)L(esia)E... Le portrait du donateur—dĂ©tachĂ© et transportĂ© vers 1850 a la BibliothĂ©que Ambro-sienne de MilĂĄn— offrant le modĂ©le de son Ă©glise, complĂ©-tait d’ailleurs la dĂ©coration de l’abside avec l’inscriptionqui l’authentifiait: ARIBERT(us) SUBDIAC(onus). Cepersonnage est reprĂ©sentĂ© en simple clerc. 11 ne possĂ©depas encore la dignitĂ© d’archevĂ©que de MilĂĄn qui’il recut en1018. On a done toutes les raisons de dater les peinturesde Galliano des environs de 1007.

Des parentĂ©s d’ordre stylistique, dont nous n’avonspas a faire Ă©tat ici, confirment les renseignements fournispar l’iconographie, en ce qui concerne les crĂ©ations du maiÂŹtre de Pedret, tout au moins. 11 s’en faut cependant qu’onse soit astreint a reproduire servilement dans les ĂĄbsidescatalanes le modĂ©le de Galliano en se bornant, en fait denouveautĂ©, a transcrire dans le latĂ­n de la pĂ©ninsule ibĂ©ÂŹrique les inscriptions en latĂ­n classique des rouleaux desprophĂ©tes (14).

D’une part la Catalogue introduit dans ses composi-tions une rigueur thĂ©ologique et plastique rĂ©ellement ex-

ceptionnelle, qui proscrit tout dĂ©tail ne concourant pasdirectement au but visĂ©. A l’inverse, elle se rĂ©vĂ©le capable

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de creer des images nouvelles pour illustrer notammentles liens serrĂ©s unissant le Nouveau Testament ĂĄ l’Ancien.C’est ainsi qu’elle s’enhardit a adapter au dĂ©cor monumenÂŹtal un thĂ©me comme L’Adoration des Mages, pendant long-temps cantonnĂ© dans les arts mineurs (15). On mettra au

compte de cet art des liaisons et des rapports un dernierrapprochement opĂ©rĂ© dans le dĂ©cor de Santa Maria d’Aneu.

Comme ĂĄ Saint-Vincent de Galliano, on y a representĂ©le donateur, ou plutĂłt les donateurs, car ils sont ici aunombre de deux. Ils sont disposĂ©s l’un au-dessus de l’autre,a la limite gauche de la partie tournante de l’abside. Auplus haut, on reconnait un prĂ©tre, tonsurĂ©, jeune et imÂŹberbe, portant une chasuble et tenant dans sa main voilĂ©eun livre fermĂ© (Fig. 6). En dessous de lui, un autre ecclĂ©-siastique, plus ĂĄgĂ© (Fig. 7), Ă©galement tonsurĂ©, porte la tu-nique du diacre et tient le livre de son bras gauche surlequel est placĂ© le manipule. II Ă©tait accompagnĂ© d’une ins-cription dont subsistent les letres suivantes disposĂ©es surdeux lignes: CUL - NAD. On peut penser qu’il s’agit dedeux des clercs desservant l’église.

Bien sĂŒr, on ne manquera pas de rapprocher ces prĂ©-tes de la Nouvelle Loi des prophĂ©tes de l’Ancienne auxlĂ©vres purifiĂ©es par la braise de l’autel, mais il y a mieuxencore et il s’agit d’une relation particuliĂ©rement Ă©troiteavec la figure qui leur fait face, ĂĄ l’extrĂ©mitĂ© droite de lacomposition.

On a reprĂ©sentĂ© la RaphaĂ©l, le troisiĂ©me archange, quise trouve ainsi dĂ©calĂ© par rapport ĂĄ ses deux compagnons.Ce qui peut paraĂ­tre une anomalie se justifie aisĂ©ment. Onconviendra que Michel, l’archange du Jugement dernier,peut difficilement trouver place ailleurs qu’á proximitĂ©du tronĂ© du Souverain Juge. De mĂ©me Gabriel, l’ange deMarie, devait se trouver a ses cĂłtĂ©s. Mais quelle est donela signification de RaphaĂ©l? Elle nous est fournie par leLivre de Tobie. S’adressant ĂĄ Tobie et ĂĄ Sarra, l’ange leurrĂ©vĂ©le: «Vous saurez que lorsque vous Ă©tiez en priĂ©re, c’estmoi qui prĂ©sentais vos suppliques devant la Glorie duSeigneur et qui les lisais»... (16) RaphaĂ©l est la figure del’ange gardien (17) et les deux clercs de Santa Mariad’Áneu ne pouvaient choisir meilleur avocat pour plaiderleur cause auprĂ©s de Dieu.

TredĂłs. Baltasar et Gaspard. (Mas)

(15) On peut cependant admettreque l’Adoration des Mages,comme une autre thĂ©ophanie,a pu Ă©tre reprĂ©sentĂ©e aneien-nement dans une ĂĄbside. L’of-frande de Justinien et deThĂ©odora, qui renouvelle dansle sanctuaire de Saint-Vital deRavenne celle des Mages, enserait un Índice.

(16) Tobie, XII, 12 á rapprocherd’Apocalypse VIII, 3.

(17) La mission de l’ange gardienest de rapporter a Dieu tousles actes de l’áme qui lui estconfiĂ©e. Cf. YVES LEFEVRE,L’EIuc’darium et les Lucidai-res, ParĂ­s, 1954, p. 161.

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(18) ANDRÉ GRABAR, Le HautMoyen Age. Mosaiques et pein-tures murales, Skira, 1957, p.62-65.

La composition synthĂ©tique que nous venons d’analy-ser ĂĄ Santa MarĂ­a d’Aneu est particuliĂ©rement bien adap-tĂ©e a l’espace absidal, lieu privilegiĂ© des thĂ©ophanies, ĂĄcause de la proximitĂ© de l’autel. Elle exprime d’une maÂŹniere heureuse la totalitĂ© de la foi et de l’espĂ©rance chrĂ©-tiennes en termes de visions et ĂĄ l’aide d’images parfoisvenues d’Italie, mais parfois aussi d’origine lĂłcale. C’estainsi que, des l’époque prĂ©-romane, on avait semble-t-il,tentĂ© de combiner une Vision d’Apocalypse et une Visiond’EzĂ©chiel dans l’abside de Saint-Michel de Terrassa (18).II en reste des anges et des apotres sur un fond de cerclesfloraux et de rideaux. On n’aurait aucune peine a montrerque l’esprit de la composition de Santa MarĂ­a d’Áneu seretrouve dans un grand nombre d’absides catalanes, prin-cipalement dans la rĂ©gion pyrĂ©nĂ©enne, avec des compo-sants lĂ©gĂ©rement diffĂ©rents. La transition s’opĂ©re a SantaMarĂ­a de Tahull oĂŒ l’on retrouve l’Adoration des Magesdans le cul-de-four et, dans le sanctuaire, du cote de l’Evan-gile, l’archange Michel avec son rouleau et un sĂ©raphin—auxquels faisaient probablement face a l’origine, du cote

Santa María cTAneu. Serond donateur. (Mas)Santa María d’Áneu. Un donateur. (Mas)

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de l’Epitre, Gabriel et un ehĂ©rubin. On doit voir dans ces

dĂ©cors d’absides catalanes les homologues en peinture desgrands portails sculptĂ©s languedociens contemporains. lisparticipent aux mĂ©mes intentions et traitent gĂ©nĂ©ralementles mĂ©mes thĂ©mes. lis mĂ©ritent d’étre Ă©tudiĂ©s avec le mĂ©-me soin.

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