NURIA MARGARITA MENCHACA BRANDAN
NO BUDGET ANIMATION La référence à l’objet dans l’animation stop-motion
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de Maîtrise en arts visuels
pour l’obtention du grade de Maître ès arts (M.A.)
ÉCOLE DES ARTS VISUELS FACULTÉ D’AMÉNAGEMENT, D’ARCHITECTURE ET DES ARTS VISUELS
UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC
2009 © Nuria Margarita Menchaca Brandan, 2009
RÉ SUMÉ
À travers le long parcours qu’implique la production d’une animation en stop-
motion, l’objet animé subit une longue chaîne d’interprétations qui transformeront
son identité. L’objet concret, bien que matériellement absent de l’œuvre animée,
aura la capacité de nous référer à sa réalité, même à partir d’un contexte fictif.
J’analyse quatre éléments propres à l’animation image par image : objet,
image, séquence et animation, depuis le point de vue de chaque participant de la
triade spectateur/œuvre/artiste. À partir des points de rencontre de tous ces
éléments, je fais un survol du processus de création d’une œuvre animée. En
traitant différents sujets, j’essaie de comprendre l’évolution d’un objet à partir de sa
réalité, suivant par la transformation de son image jusqu’à son assimilation dans
une œuvre d’art.
Ce travail de recherche accompagne une production artistique basée dans le
concept d’animation. Les idées présentées naissent de mes expérimentations
dans le domaine du stop-motion pendant ma maîtrise en arts visuels. Ces œuvres
sont les composantes d’une exposition nommée No Budget Animation.
AVANT PRO PO S
Je remercie tout d’abord François Giard, mon directeur de recherche, pour ses
conseils et son enthousiasme envers mon travail.
Merci à mes parents pour leur amour infini, leur soutien moral et financier.
Merci à ma sœur pour ses visites et invitations, pour sa proximité et sa bonne
humeur.
Merci à mes grands-parents, qui de l’autre côté de la planète restent toujours
aussi proches de mon cœur.
Merci à Karine, Hélène et Benoit pour leurs esprits accueillants, et à tous les
amis et membres de ma famille qui à distance ou sur place m’ont aidés à survivre
à la solitude et à l’hiver québécois.
TAB L E D E MAT I È R E S
R É S U M É I
A V A N T ‐ P R O P O S I I
T A B L E D E MA T I È R E S I I I
I N T R O D U C T I O N 1
I . 5 A N I M A T I O N V S C I N É M A ( D É F I N I T I O N )
I I . 9 L ’ O B J E T R É E L
L A R É A L I T É E T L ’ O B J E T 1 0
L ’ I M A G E 1 3
L ’ I M A G E E N MO U V E M E N T E T L E MO N T A G E 1 6
L ’ A N I M A T I O N E T L A M A T É R I A L I T É D E S P E R S O N N A G E S 1 9
I I I . 2 3 ŒU V R E E T D I S P O S I T I F
D E S C R I P T I O N D E MO N Œ U V R E E N S T O P ‐MO T I O N 2 3
L E D I S P O S I T I F D E P R O J E C T I O N C O MM E O B J E T 2 6
L ’ A R T I F I C I A L I T É D E L ’ I M A G E A N I M É E 3 1
I V . 3 7 L A F I C T I O N
L ’ A C C U M U L A T I O N D ’ I N T E R P R É T A T I O N S 3 7
L E V I V A N T , L A MO R T E T L ’ I N Q U I É T A N T E É T R A N G E T É 4 1
L A F I C T I O N E T L A R É F É R E N C E 4 5
V . 4 9 D É M A R C H E E T O U V R A G E P A R A L L È L E .
C O N C L U S I O N 5 3
B I B L I O G R A P H I E 5 6
I N T RODU C T I O N
J’ai été « introduite » en 2001 par un ami au principe plus élémentaire de
l’animation stop-motion, celui de la séquence d’images. Nous avions réalisés deux
films comme travaux de fin de session au collège. Mais, il n’y a que quatre ans,
pendant mon bac (licence) en arts visuels, que j’ai repris cette technique pour mon
propre travail de création1.
Avant mon arrivée à la maîtrise, j’ai exploré les possibilités que l’animation
présentait, j’ai alors commencé à me demander ce que voulait dire le fait d’animer
quelque chose, et ce que pouvait impliquer ce changement d’identité de l’objet. Ce
mémoire représente deux années de recherches sur ce thème, faites dans le
cadre de ma maîtrise.
Je dois avouer que de trouver des références bibliographiques sur une théorie
de l’animation m’a pris plus de temps que ce que j’avais prévu initialement. La
plupart de textes sur l’animation que j’ai trouvés étant des manuels de technique et
de logiciels, ou bien des livres pleins d’images de films d’animation populaires
accompagnés de descriptions du processus. J’ai aussi croisé quelques
biographies des pionniers de l’animation et quatre ou cinq livres portant sur
l’histoire du film d’animation, sans compter plusieurs textes et articles portant sur
l’image animée, les personnages et la narration du dessin animé. Mais il fut
particulier de constater que le processus de création propre à l’animation est
rarement analysé au-delà des procédés techniques.
Pour ce mémoire, je vais donc faire un parcours théorique formé à partir de
l’analyse de mon travail en animation en tant que processus de création, mais
1 Exemples du travail au bac: http://www.youtube.com/watch?v=XzVekKt0TSM (El Lago de los Cisnes) et http://www.youtube.com/watch?v=OA3NVRHBE6U (Barro Eres…).
2
aussi en reprenant des idées de certains auteurs et artistes qui complémenteront
mes connaissances par leurs propres expériences.
Il est important de rappeler que ce mémoire accompagne un travail de création
qui sera commenté, analysé, et présenté comme exemple dans certaines parties
du texte. Car, sans ce travail expérimental, cette réflexion n’aurait jamais vu le jour.
Il sera aussi bon de noter que les œuvres seront présentées dans le cadre de mon
exposition de fin d’études No Budget Animation, à la Galerie des arts visuels de
L’Université Laval.
Afin de bien rendre le fruit de cette réflexion, je vais utiliser une méthode de
tressage d’idées. Cette méthode est décrite dans le livre L’esprit dans la grotte
comme l’entrelacement de nombreux fils conducteurs, sous la forme d’un câble
tressé2. Cette structure me permettra de reprendre diverses approches et explorer
les alentours des concepts traités. Ainsi, je pourrai élaborer différentes hypothèses
qui ensemble entrelaceront les idées et créeront des liens entre les concepts. La
densité du tressage d’idées constituant sa solidité.
Dans ce travail de recherche, je vais analyser quatre éléments qui me
semblent les plus importants dans la création de l’animation, surtout celle en stop-
motion : objet, image, séquence, et animation. Les quatre se succèdent dans le
processus de création d’une œuvre animée, et sont incontournables dans l’aspect
discursif de l’animation, car l’animation stop-motion est une forme de création
artistique. Elle part toujours d’une référence réelle, qui sera emmenée vers une
forme de caractère fictif.
Pour structurer mes idées, j’ai repris de la pragmatique esthétique3 le système
artiste/œuvre/spectateur comme un des axes de ma réflexion. De cette manière, je
vais essayer de comprendre l’œuvre animée et son processus de création dans le
contexte de l’objet artistique. Sous ces différentes perspectives. Je vais inverser
l’ordre du système et je vais ajouter les deux points de rencontre
(spectateur/œuvre et œuvre/artiste) comme des éléments intermédiaires.
2Voir David Lewis-Williams, L'Esprit dans la grotte - la conscience et les origines de l'art (Londres: Thames & Hudson Ltd , 2002) pages 121-123. 3 Voir Louise Poissant, Pragmatique esthétique (Quebec: Éditions Hurtubise HMH Ltée, 1994).
3
L’emploi de cette triade va me permettre de faire un survol de chacun des
quatre éléments que j’ai repris de l’animation (objet, image, séquence et
animation), de façon à aborder le sujet depuis différents points de vue. La
disposition de tous ces éléments en deux axes me permettra de placer différents
sujets dans les intersections et ainsi structurer le contenu de ce texte. On peut voir
cette disposition dans le Schéma 1.
Spectateur et
Contexte
S/O Œuvre O/A Artiste
Objet
Objet Symbolique
Signe Identité
Dispositif La lumière
comme matériel
Élément concret (absent)
Référence à l’animation (procédé)
Mort, vérité
Image Image et
bombardement
Référence à la
chose Symbole
Trace du concret Image de l’objet
(présente)
Instant fabriqué (mise en scène)
Prise de vue Mécanismes de mise en scène
Séquence TV Cinéma
Registre du réel Illusion
Action Mouvement mécanique
Multiplicité d’images (présence
dissimulée)
Temporalité de l’image
Enchaînement
Illusion Multiplicité
Animation Sens ludique
Contexte commercial
Narration Personnage-
figurine
Montage
Accumulation d’interprétations
Référence à l’objet
Fiction Vie
Anima
Schéma 1
Étant donné que cette recherche répond à mes intérêts en tant qu’artiste, je ne
couvrirai pas certains champs de la question. Notamment, l’analyse taxinomique
de l’image - mouvement tel que Gilles Deleuze le conçoit est un grand absent de
ce texte. Je ne veux pas faire une analyse du contenu des images et leurs
4
possibles signifiants dans le langage cinématographique, plutôt, je vais me
concentrer dans les images elles-mêmes comme élément d’un système. Ce texte
ne constituera non plus une étude historique ni sociale de l’animation stop-motion,
même si je vais parfois m’en servir de ces aspects pour mettre en contexte mes
idées. Aussi, le but de ce texte n’ira dans le sens de proposer une méthode de
travail afin de créer une œuvre animée, même si je vais prendre comme référence
ma propre méthodologie afin de donner quelques exemples.
Je vais plutôt aborder le sujet de l’animation stop-motion en me concentrant
sur l’objet animé et la transformation de son image durant le processus de création
de l’œuvre animée. Je vais tenter de suivre l’objet depuis son état concret dans le
monde réel, sa trace et participation dans l’œuvre – dispositif, et la transformation
de son identité dans le monde de la fiction.
I
AN IMAT I O N V S C I N ÉMA ( D É F I N I T I O N )
Depuis l’apparition des premiers grands studios, l’animation s’est largement
consacrée au développement des technologies de production ; une grande partie
de l’animation indépendante et expérimentale dirige ses efforts au progrès
technique du médium. L’animation constitue actuellement un des médias les plus
populaires, et c’est une où il y beaucoup d’investissement, mais la production
massive d’images animées contraste avec l’infime production de textes théoriques
sur ce sujet4. « Le cinéma d’animation est, plus habituellement le grand absent des
théories formalisées du cinéma ; il reste dans leurs bordures sans jamais en
pénétrer le centre : il est toujours (…) trop fort ou trop faible, trop
différent ».(Joubert-Laurencin 1997, 33).
Sauf quelques exceptions, les livres qui portent sur l’animation ont été rédigés
par des spécialistes en études cinématographiques. Par conséquent, le point de
vue de l’animation prime sur la lecture comme un dérivé du cinéma. Ainsi, dans le
but de le définir, le cinéma d’animation est régulièrement comparé au cinéma en
prise de vue réelle ou naturel5.
Il est compréhensible que l’animation soit continuellement associée au cinéma,
car les deux partagent plusieurs procédés techniques, le dispositif et lieu de
présentation. Le cinéma d’animation reprend lui-même des éléments créés par le
4 Marcel Jean, «Le cinéma d’animation au Québec : état de la recherche et de la production,» Nouvelles "vues" sur le cinéma québécois (www.cinema-quebecois.net), Prientemps/Été 2007: 1-5. 5 Comme a été re-nommé dans la section “Avertissement” du livre d’Hervé Joubert-Laurencin, La lettre volante (Paris: Presses de la Sorbonne nouvelle, 1997). Pages 4-10.
6
cinéma de prise de vue réelle, entre autres dans la mise en place de la structure
narrative. Il y a autant de similitudes que de différences, et pourtant l’animation ne
cesse de se comparer au cinéma en essayant de se définir.
Animation film falls victim to an error in classification – or rather, two errors. One consists in mistaking animation for animated drawings (as one might mistake an airplane for a kite); another, in considering it simply as a sort of “cinema”, while it could just as well be painting, drawing, engraving or even,
sculpture in movement (Alexeieff 1995)6
Un des points de rencontre est posé par l’élément photographique qui, présent
dans les deux procédés, est repris par chacun d’une manière totalement différente.
« (...) alors que le cinéma de prise de vue réelle trouve d’abord dans la
photographie la légitimation de son réalisme, le cinéma d’animation y trouve
d’abord la reproductibilité. » (Hébert, L'ange et l'automate 1999, 70). Cette
différenciation qui n’est que celle de la photographie et du photogramme, est un
exemple du besoin absolu du cinéma d’animation de se différencier du cinéma
naturel.
La lettre volante est un livre écrit par Hervé Joubert-Laurencin, composé par
quatre essais qui portent sur l’animation. Dans le premier essai, Qu’est-ce que le
cinéma d’animation?7, l’auteur décrit les différentes définitions d’animation au
cours de l’histoire, pour finalement nous donner sa propre définition. À son avis, le
cinéma et l’animation sont comme deux espèces d’un même genre, qui pour être
définies, devront trouver ses différences8. Étant donné que le statut de l’animation
s’approche plus à celui d’un petit frère du cinéma, c’est toujours lui qui va essayer
de se différencier du grand frère ; car le cinéma s’est déjà défini et imposé comme
une forme d’art.
Joubert-Laurencin s’oppose à l’approche « théologique » qui définit l’animation
comme « donner la vie »9, car finalement on ne donne jamais réellement la vie à
6 dans In praise of Animated Film, comme préface à Giannalberto Bendazzi, Cartoons: one hundred years of cinema animation. Bloomington: Indiana University Press, 1995. 7 dans Joubert-Laurencin, Hervé. La lettre volante. Paris: Presses de la Sorbonne nouvelle, 1997. P. 15-68 8 Idem p.36 9 Idem, p.34
7
quelque chose ou dessin, ça s’applique métaphoriquement. Toute la mystique
autour du cinéma d’animation vient de l’enchaînement des images, de l’obturation,
des phases, de l’intervalle, bref, de ce qu’il appelle la fantasmagorie. Pour lui,
l’animation rappelle et réinvente toujours l’appareil cinématographique, ou
fantasmagorie10. Le point de vue est historique et il paraît comprendre l’animation
comme une forme primitive de cinéma, et elle y est ainsi placée, encore, comme
une subordonnée.
Pourtant historiquement, l’animation précède au cinéma. Quelques auteurs
prennent comme un des plus vieux ancêtres le théâtre d’ombres chinois, qui
animait des marionnettes bidimensionnelles articulées. D’autres ne vont pas aussi
loin dans le passé et commencent l’histoire de l’animation à partir de l’invention
des jouets optiques au 19e siècle, comme le zootrope ou le praxinoscope qui à
l’aide de l’obturation et d’un tambour tournant ont réussi à donner du mouvement
aux dessins. L’invention du théâtre optique par Émile Reynaud en 1888 annonce
l’avènement de l’appareil cinématographique. Avec un mécanisme de miroirs et
lanternes magiques, où les dessins d’une bande perforée étaient animés et
projetés, Reynaud présentait ses Pantomimes lumineuses, les premiers dessins
animés qui ne présentaient pas une boucle, ce qui leurs permettaient d’avoir une
plus longue durée.
Avec l’incorporation de l’image photographique à ce procédé d’enchaînement
et projection, les frères Lumière ont commencé l’histoire commerciale du cinéma.
On peut donc voir que le dessin animé existait déjà avant l’invention du cinéma, et
depuis ce point de vue, c’est clair que le cinéma est une forme qui dérive de
l’animation.
… it is legitimate to consider cinema as a particular kind of animation, a sort of cheap, industrial substitute; which was destined to replace the creative work of an artist, such as Emile Reynaud, with photography of human models “in
movement” (Alexeieff 1995, xxi)
10 Idem, p. 67
8
La vision d’Alexander Alexeïeff est un peu radicale, en parlant du cinéma
comme une façon cheap de faire de l’animation, mais je suis d’accord à le
percevoir comme une forme d’animation. Je comprends l’animation comme une
entité indépendante qui dans une de ses facettes utilise les outils
cinématographiques et devient cinéma d’animation. Intuitivement, l’animation est
depuis mon point de vue, une forme abstraite d’expression de vitalité grâce à un
enchaînement de poses dans le temps. L’animation n’est donc pas déterminée par
ses procédés techniques, mais par l’effet qu’elle produit, et le cinéma d’animation
est juste une de ses manifestations.
Animators have been able to develop forms in the dimension of time, as opposed to the two‐dimensions of painting or three‐dimensions of sculpture. This opportunity, which at times has been misunderstood, is at the root of an evolution which, after one century, has not yet seen its full potential (Alexeieff
1995, XVII)
Cette nouvelle compréhension du terme permet aussi de dégager les
limitations imposées aux techniques qu’on connaît comme propres du cinéma
d’animation, comme c’est le cas du stop-motion. Si bien ce procédé utilise des
principes cinématographiques comme base, c’est une erreur de l’enfermer juste
dans les paramètres du cinéma, car ça lui imposerait des limites techniques et
l’empêcherait de développer tout son potentiel.
I I
L ’ O B J E T R É E L
La référence au réel est à la base de mon travail, je me questionne
constamment sur la nature des choses et la transformation de son essence à
travers le processus de création. Dans le cas de ce texte, je vais me concentrer
sur quatre éléments que je trouve essentiels dans le processus d’une œuvre en
animation stop-motion, en essayant de prendre le point de vue de l’objet.
Dans ce chapitre, je vais essayer d’aborder les concepts d’objet, d’image, de
séquence et d’animation depuis un point de vue le plus générale et objectif dont je
sois capable, en essayant de définir chaque élément comme étant compris par le
sens commun.
Image 1. Automate 1 (2009) Nuria Menchaca
10
La réa l i t é e t l ’ ob j e t
Mon intention ici n’est pas de parler de la réalité, de la vérité ou de la fiction
d’un point de vue philosophique, mais d’examiner ces sujets à partir de mon sens
commun et de mon point de vue d’artiste. Tout cela, avec l’intention de donner une
raison d’être à mon travail et de le comprendre, pour moi-même et pour ceux qui
s’y intéressent et qui liront ce texte.
Dans le sens empirique, la réalité est comprise comme la partie physique des
choses, les objets concrets, la matière. Elle représente tout ce qui est
expérimentable par les sens, c’est une réalité dans un sens empirique, qui
comprend le monde des objets qui s’impose à nous, les sujets.
La réalité comprend aussi toutes les subjectivités par lesquelles on interprète
les objets, selon un point de vue culturel. Cette forme de réalité n’est donc pas
matérielle, mais c’est plutôt un consensus social, qui change avec le temps et le
lieu, voir, selon le contexte. Un même objet concret peut avoir une réalité différente
pour des sociétés différentes, car pour chacune il porte une signification dont il ne
peut s’en libérer facilement.
Dans la compréhension moderne de la réalité, le caractère subjectif de celle-ci
est incontestable dans le sens où il y a toujours un sujet qui la perçoit et pense à
partir de sa propre perspective, et ainsi, chacun a une conception différente des
choses. On comprend que la réalité matérielle existe, parce qu’on interagit avec
elle en permanence, et cette réalité semble agir pour le reste du monde de la
même façon. On interprète alors le monde matériel qui nous entoure comme la
réalité, même sachant que cette réalité est construite par la raison.
Que ce soit un monde matériel qui existe par lui-même autonome à la raison,
ou qu’il soit toujours soumis à elle, le fait est qu’il est là, qu’on interagit avec lui,
qu’on développe notre raison à partir de ces expériences, et qu’il est intrinsèque à
notre propre existence. C’est à partir de ces expériences collectives avec le monde
que les cultures se construisent, tout comme notre connaissance des choses et
notre compréhension du réel.
11
Cette réalité collective donne à chaque objet (naturel ou créé) une signification,
qui nécessairement le place dans un contexte plus grand, avec d’autres objets, on
les classifie en leur donnant un nom. Au long du temps, et à cause de différents
événements (certains dans le domaine des arts), les signifiants s’accumulent et les
liens créés entre les objets deviennent plus complexes et les cultures rajoutent des
significations et des symboliques, et la somme de tous ces caractères culturels
forme l’identité des objets et la valeur symbolique qu’on leur donne.
L’art est devenu conscient, surtout depuis Marcel Duchamp, de son rôle dans
l’addition de caractères identitaires aux objets qu’il présente et représente, et aussi
aux choix des matériaux qu’il utilise dans les œuvres. La Fontaine en est l’exemple
classique, un urinoir placé en sens inversé et signé avec un nom fictif (R.Mutt),
nous savons aujourd’hui la controverse provoquée dans le monde artistique de son
époque, et qui a changé l’image que nous avons de ces urinoirs. Marcel Duchamp
a transformé l’identité de l’objet sans l’avoir modifié physiquement.
Cette conscientisation de l’identité changeante des choses a fait que Joseph
Beuys travaillera aussi avec la symbolique des matériaux, mais au lieu de la
transformer, il l’utilisera comme un langage matériel. Dans ses travaux, c’est avant
tout le symbole transposé dans les matériaux qui va créer l’œuvre, et c’est la mise
en relation de ces objets, qui va créer une communication entre les signes, et donc
le discours.
La réalité peut être interprétée de façon créative, mais sans tomber dans une
fabulation fictionnelle. Une réalité qui a un rapport avec la vérité des choses, ou
bien qui met en scène de vrais objets, qui essaie de maintenir un balance entre la
réalité construite et la chose elle-même, mais qui est transportée dans un contexte
différent. Je vais ici nommer « contexte », tout ce qui « entoure » un objet, un
sujet, une pratique dans la conscience collective, que ce soit d’un point de vue
historique, symbolique, social, théologique, etc. Un « contexte » est constitué de
liens conceptuels possibles qui sont créés par la raison au moment où l’objet (son
image) s’impose.
12
À travers de mon travail en animation,
j’essaie de maintenir cet équilibre entre la
réalité de l’objet et le nouveau contexte qui
lui est imposé. Ainsi, j’essaie de rendre
évidente la construction de la fiction autour
de l’objet animé, et rendre le spectateur
conscient de la présence d’un objet
originellement réel et de sa nouvelle
identité fabriquée. Image 2. Meating (2008) Nuria Menchaca
Par exemple, dans mon œuvre Meating, où les deux personnages, un cochon
et un poulet caricaturés ont chacun une texture ou « peau » correspondant à sa
« réalité », ou à ce que le concept même de porc et volaille implique, le cochon a
une image de viande de porc comme peau, et le même est appliqué au poulet.
C’est un jeu d’éléments contextuels, ce qui entoure le concept de « poulet » dans
notre culture est assez large pour qu’on puisse le comprendre en tant que
caricature infantile, aliment ou produit de consommation. Dans ce cas, l’objet qui
nous renvoi à sa réalité serait l’image commerciale des cuisses de poulet qui
conforme la texture du personnage. La figure du poussin et toute la narration dans
cette œuvre se sont construites autour de cet objet. Cet élément va nous permettre
de voir au-delà de la forme et personnalité du personnage, et va nous parler de la
réalité de l’objet.
Dans mes travaux en stop-motion, l’objet est l’élément le plus réel, dans le
sens de sa concrétude. Même lorsque mis en scène, il se représente à lui-même
comme personnage, et garde un rapport avec sa réalité matérielle. On dit que
« Quand l’artiste manipule l’objet, il commence à jouer directement avec son
identité lui faisant assumer les rôles les plus divers » (Lledó 1997, 217)11.
Cependant, l’objet va toujours défendre son identité originale, un urinoir signé par
un artiste et nommé Fontaine aura une nouvelle identité, mais celle-ci ne remplace
pas le fait que ce soit un urinoir, l’objet a alors une multiplicité d’identités.
11 extrait traduit de l’espagnol par Nuria Menchaca
13
L ’ image
L’image est l’outil de communication, ce qu’on appelle la création dans notre
domaine des arts visuels n’est autre chose que la production d’images. Dans la
peinture ou le dessin, on assume davantage l’œuvre comme une création
humaine, et on distingue à première vue la « main » de l’artiste. Dans le cas de la
photographie, on peut intuitivement reconnaître les objets et personnages comme
fixés dans un instant de leur existence, grâce à un outil technologique.
L’objectivité de la photographie lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. Quelles que soient les objections de notre
esprit critique nous sommes obligés à croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re‐présenté, c’est‐à‐dire rendu présent dans le
temps et dans l’espace. La photographie bénéficie d’un transfert de réalité de la chose sur sa reproduction. (Bazin 1985, 13)
La construction d’une image artistique englobe un procès de double et de
dédoublement. Dans un premier temps, la perception d’un objet est rationalisée et
sa matérialité est substituée par une image mentale, c’est la première
subjectivation de la chose, elle reste non seulement dans la mémoire comme une
impression de la réalité, mais elle soufre de ce qu’Edgar Morin appelle une
majoration subjective12. Le fait même de vouloir préserver dans la mémoire la
vérité des choses, le plus objective possible, augmente la valeur subjective de la
projection.
L’image artistique (matérielle) est la concrétisation de l’image mentale ; de
cette manière la peinture la plus réaliste par exemple, serait une projection d’un
mouvement subjectif intense, ou la pensée a fait une exaltation des caractères de
l’objet originel, pour lui donner une valeur supérieure, et de cette manière le
transformer en objet de culte. L’image artistique n’est pas ici la représentation de
12 Morin, E. (1958). Le cinéma ou l'homme imaginaire. Utrecht: Éditions Gonthier.
14
l’objet même, mais le reflet du double de l’objet qui habite dans la mémoire du
créateur. 13
Étant donné que toutes les images sont fabriquées par l’homme, le caractère
subjectif est implicite, ce qui ne veut pas dire qu’elles nous présentent une
abstraction totale. L’image est le pont entre le spectateur et la pensée de l’artiste,
et si l’idée est de représenter une conserve de soupe Campbell’s, l’image de celle-
ci va nous renvoyer à la conserve originale à travers notre image mentale.
Étant donné que pour chaque participant du cycle de la communication il
existe nécessairement une interprétation subjective de l’image
(émetteur/récepteur, artiste/spectateur), et que la subjectivité à ce niveau est vraie
pour toute forme de connaissance, dorénavant je vais laisser un peu de côté cet
aspect, et je vais me concentrer plus spécifiquement sur la concrétude de la
chose, soit la relation entre images et objets dans leur état plus autonome à la
raison en laissant sous-entendu le procès mental.
Dans la société de consommation où on vit présentement, on est exposés
quotidiennement à un bombardement d’images à tous les niveaux. Les
technologies de l’information nous donnent l’accès à toute sorte d’images de
consommation qui prennent peu à peu le rôle qu’occupait encore dans d’autres
sociétés la religion (l’image de Dieu) ou les mouvements sociaux (image politique).
Aujourd’hui, c’est devenu une forme de naïveté de croire en la fidélité objective
d’une image photographique, ce n’est plus seulement le fait que l’image
photographique soit toujours le fruit d’un point de vue unique et d’un cadrage
subjectif, mais les technologies numériques font en sorte que toute image peut être
modifiée à nôtre goût. Elles peuvent nous donner une impression de réalité qui
13 « La chose et la perception de la chose sont une seule et même chose mais rapportée à deux systèmes de référence distinctes. La chose, c'est l'image telle qu'elle est en soi, telle qu'elle se rapporte à toutes les autres images dont elle subit intégralement l'action et sur lesquelles elle réagit immédiatement. Dans la perception ainsi définie, il n'y a jamais autre ou plus que dans la chose : au contraire il y a " moins ". Nous percevons la chose, moins ce qui ne nous intéresse pas en fonction de nos besoins. Par besoin ou intérêt il faut entendre les lignes et points que nous retenons de la chose en fonction de notre force réceptrice, et les actions que nous sélectionnons en fonction des réactions retardées dont nous sommes capables. Ce qui est une manière de définir le premier moment matériel de la subjectivité : elle est soustractive, elle soustrait de la chose ce qui ne l'intéresse pas (…) » (Deleuze 1983, 93)
15
n’existe pas vraiment, en fait, une image complètement créée numériquement sera
complètement fictive, même si, par ressemblance, elle nous fait croire qu’elle est
photographique.
… les images contemporaines sont tellement saturées d’irréel qu’elles s’avèrent incapables d’assumer la fonction de renvoi à la réalité de la chose […] les nouvelles formes de l’image tendent à brouiller la frontière entre le
fictif et le réel, à remplacer la manifestation de l’absence effective de la chose par l’illusion de présence… (Lavaud 1999, 12)
Pour Baudrillard, toute forme d’intervention sur l’image photographique est une
forme de violence14, mais avoir une position aussi radicale ne permettrait pas
l’évolution des dispositifs de l’image, car étant un élément culturel, elles changent
avec le temps parallèlement à l’évolution de la société. Dans les images on trouve
le reflet de la réalité où elles ont été créées.
Pour créer la boucle animée 2 29, j’ai repris quelques images de produits que
j’ai trouvés dans des circulaires d’épicerie. Ces images publicitaires sont un bon
exemple de la culture de masses qu’on habite actuellement. Fabriquées par
milliers, une par magasin à chaque semaine, les circulaires inondent le milieu
urbain et nous rappellent constamment notre rôle dans la société de
consommation. Mais cela ne s’arrête pas là, car dans chacune de ces circulaires,
on trouve entre 10 et 40 produits annoncés par page. Les photographies de ces
produits, invariablement retouchées sur un logiciel, nous présentent une image
nette et idéale des objets. Les tomates sont toujours parfaitement rondes et rouges
et c’est rare de voir un poisson complet (tête et queue inclus). Une circulaire nous
montre à travers ses images, l’aspect d’artificialité et de saturation de la vie
urbaine.
14 The violence of images (and more generally the violence of information, or of the Virtual) is aimed at making the real disappear. Everything must be seen, must become visible. The image is the paramount site of this visibility. All reality must become an image, but most of the time only at the cost of reality’s disappearance. Furthermore, the source of seduction or fascination of images (the fact that something in them has disappeared) is also the source of their ambiguity-in particular, the ambiguity of using images for reporting, messages statements. By conjuring up in the imagination even the most brutal kind of reality, the image loses its real substance. (Baudrillard 2008)
16
Image 3. 2 29 (2007) Nuria Menchaca
L ’ image en mouvement e t l e montage
Que ce soit de cinéma, de télévision ou d’ordinateur, actuellement l’écran est
une
On comprend intuitivement la vidéo comme un média qui nous permet
d’en
La vidéo, dans sa présentation plus élémentaire, fait partie de nos vies en
étan
de nos principales sources d’images contemporaines. L’élément temporel et
sonore des images cinématographiques ou vidéographiques nous donnent un
repère qui s’approche encore plus à notre réalité que l’image photographique. Il
n’est plus question de capter un instant, mais toute une action.
registrer des aspects de notre vie quotidienne ou des représentations
d’événements qui tiennent place dans la réalité. Même si on comprend que c’est
un point de vue de la réalité, on peut reconnaître des éléments de notre propre
expérience. Par exemple, on peut distinguer un être vivant par ses actions et
certaines caractéristiques, comme le mouvement vivace et la présentation de sa
matérialité dans les images.
t un outil pour notre mémoire, comme pourrait l’être l’album de photos. Dans
cette société, la vidéo est assimilée comme un registre de la réalité dans un temps
passé, et très souvent dans un lieu différent, et elle est toujours associée à un
écran de télévision ou bien à une projection.
17
Au contraire des vidéos de famille, qui sont peut être l’exemple de prise de vue
qui s’approche plus au réel, le film (tout comme les programmes télévisés) nous
présente une succession de séquences avec plusieurs points de vue, qui vont
générer une continuité apparente dans la narration. Cette organisation de
l’information se fait pendant le procès du montage, et c’est cet instrument persuasif
qui distingue les créations audiovisuelles des autres formes d’art.
Le film Once in the XX Century (2004)15 de l’artiste d’origine lettone,
Deimantas Narkevicius est une œuvre dédiée au montage cinématographique.
Pendant ses 8 minutes de
durée, on voit les images
originales d’un événement
qui est devenu, grâce à la
médiatisation invoquée par
la chaîne CNN, un symbole
de la désintégration de
l’Union Soviétique : le
démontage d’une statue de
Lénin à Vilna16. Grâce à un
travail impeccable de
montage, Narkevicius nous
présente cet événement en
sens inverse, où on voit la foule célébrant la mise en place de ce même
monument. Ici, le montage est l’outil créateur de l’illusion, du mensonge, mais
puisque ces images sont inscrites dans la mémoire collective, cette démonstration
nous rend conscients de cette partie du processus, et de la subjectivité du
documentaire.« L’effet de réel naît de la surprise, de ce qui cloche ; en somme, le
documentaire est vrai lorsqu’il révèle son mensonge. » (Joubert-Laurencin 1997,
21)
Image 4. Once in the XX Century (2004) Deimantias Narkevicius
15 Présenté lors de l’exposition rétrospective au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofìa, à Madrid du 13 novembre 2008 au 16 février 2009 16 (Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofîa s.d.)
18
Une des fonctions du montage est de donner un rythme propre à la production,
car la relation au temps détermine la réponse du spectateur. Actuellement, l’image
télévisée prend la forme d’une succession frénétique d’informations où, laissant à
part la publicité, les programmes doivent s’adapter à une gestion serrée de
« temps d’antenne », ce qui ne laisse pas le temps aux images d’évoquer la
réalité. Ce rythme s’est déjà répandu au cinéma commercial, qui « s’adapte » au
rythme de vie du public, et qui représente un symptôme de ce que quelques-uns
déclarent comme la mort du cinéma17.
The reduction of cinema to assaultive images, and the unprincipled manipulation of images (faster and faster cutting) to make them more
attention‐grabbing, has produced a disincarnated, lightweight cinema that doesn’t demand anyone’s attention. Images now appear in any size and on a
variety of surfaces: on a screen in a theatre, on disco walls and on megascreens hanging above sports arenas. The sheer ubiquity of moving images has steadily undermined the standards people once had both for cinema as art and for cinema as popular entertainment. (Sontag 1996, 8)
Il existe bien sûr des cinéastes indépendants et des artistes comme Deimantas
Narkevicius qui cherchent nostalgiquement différentes approches du langage
cinématographique pour essayer de « sauver l’image »18, par le changement de
rythme, ou même l’arrêt dans l’image cinématographique19 par exemple. Mais
c’est le cinéma classique qui disparaît en laissant place à un autre cinéma, qui
évolue dans le temps. « Le cinéma y dévient, d’un côté, vraiment mais seulement
un art; de l’autre, il s’y métamorphose en dispositifs étrangers, incessamment
renouvelés, où il disparaît à lui même sous couvert de se réinventer sous d’autres
noms » (Bellour 2002, 9). Le cinéma en évolution, celui qui sort de la salle obscure,
est amené souvent à la galerie, où il va rejoindre les arts visuels. Le cinéma qui
reste dans la salle semble vouloir s’adapter à la vitesse du monde actuel.
17À se sujet, voir : Balsom, Erika. «Saving the Image.» Cinéaction, Spring 2007: 23-31. 18 Idem 19 « De même, l’arrêt sur l’image est devenu un procédé classique qui montre que le mouvement qui fait passer l’image fixe à l’image animée est réversible. » (Melot 2002)
19
L ’ an imat ion e t l a matér i a l i t é des personnages
Le film d’animation, et je parle ici aussi de l’animation télévisée, actuellement
fait aussi partie de ce mouvement frénétique qui s’approprie des médias, et de la
capitalisation de l’image. La succession incessante d’informations nous fait perdre
le repère que nous avons de la réalité, car on n’a plus le temps d'évaluer
l’information que l’on vient de recevoir. Notre conception du réel est transformée,
et il devient plus difficile parfois, de distinguer le réel de la fiction.
L’animation nous permet de créer les mêmes images fictives qu’on crée avec
d’autres pratiques artistiques parfois d’une façon assez vraisemblable et
acceptable comme vérité pour le spectateur. Notamment avec les techniques
numériques d’animation, actuellement il y a une tendance à créer des œuvres très
réalistes, qui trompent notre perception. En fournissant des aspects réalistes au
niveau des formes et textures, elles sont capables de produire des images avec
une haute qualité qui se compare à la photographie. Les technologies numériques
permettent de créer des simulations non seulement d’objets, mais aussi des
ambiances, des éclairages et des appareils de prise de vue (caméras). Avec
comme objectif (sinon, au moins comme accident) de tromper la perception du
public, de faire apparaître comme étant vraies ces simulations. Il est difficile de
trouver des productions professionnelles qui n’utilisent pas ces ressources
numériques de simulation des objets et d’environnements dans le résultat final.
Laissant à part son intégration dans les effets spéciaux, l’animation
commerciale est focalisée dans le domaine du divertissement. L’histoire de
l’animation depuis Disney, se déroule principalement dans un contexte infantile, et
c’est comme ça qu’il est placé dans l’inconscient collectif. Par contre, ce qui est le
point d’intérêt pour le public n’est pas nécessairement l’image, normalement
caricaturée dans un premier temps, mais l’histoire qui se déroule, car par principe,
l’animation nous permet de créer les personnages et les situations les plus
fantastiques. En fait, c’est le caractère aussi irréel de l’image animée qui nous
permet d’accepter sans contrainte le scénario le plus fictif.
20
The uniqueness and continuity of animated narration recalls the fluency of mise‐en‐scène in contemporary theatre. In many senses, animation is actually
a language closer to the stylized representation of theatre ‐where the incredulity of the public is temporarily cancelled – than to live action
cinematography; for instance, animation can simplify the scenery so much that characters may move convincingly even in the most neutral landscapes,
insofar as the viewer’s imagination is activated by this undetermined space. (Hernandez 2007, 40)
Ceci est vrai pour la plupart des productions numériques et des dessins
animés, où l’image a perdue presque toute l’empreinte du réel il n’y a pas un
repère photographique de sa matérialité. Par exemple dans le cas de l’animation
stop-motion en pâte à modeler, même si la photographie est à la base de l’image,
le monde présenté est tellement irréel que l’on perd la notion de figurine, de
poupée, pour se concentrer dans le personnage qu’elle représente. « La figurine
est dépourvue de référent, elle est créée comme pour elle-même. (...) On peut
désormais penser que ce n'est pas tout le corps qui manque à l'animation mais
bien l'un de ses registres, celui du soma. » (Tomasovic 2007, 55)
Quand on voit une des aventures de Wallace and Grommit, on sait bien qu’il
s’agit de poupées animées, mais les personnages et les décors sont faits dans une
imagerie aussi nette et artificielle que l’attention est automatiquement dirigée vers
la narration. Ici, la
manipulation de la pâte à
modeler contraste avec celle
exécutée par Jan
Svankmajer en Dimensions
of Dialogue (1982), où ce
même matériel agit comme
personnage et répond à sa
capacité naturelle de
malléabilité, ce qui
s’approche plus de notre
expérience et nous fait Image 5. Dimensions of Dialogue (1982) Jan Svankmajer
21
remarquer sa présence dans la production au-delà de la narration. C’est seulement
quand le personnage agit conformément à sa réalité matérielle, que l’animation va
nous renvoyer à l’objet en tant que tel, et ne va pas seulement nous raconter une
histoire de fiction.
Le travail du réalisateur Jan Svankmajer est très significatif pour moi, car on
partage une technique et un intérêt pour la matérialité des choses. Ses
personnages sont souvent des objets de la vie quotidienne, et il les présente en
exagérant ses caractéristiques formelles et conceptuelles. C’est ainsi qu’il crée un
style que certaines personnes trouvent macabre, mais que je dirais que c’est
seulement une esthétique matériellement exagérée qui tente de rester fidèle à la
réalité matérielle des objets.
C’est au moment de l’élaboration du personnage qui sera animé que l’artiste
va décider à quel niveau la figurine et
son entourage seront irréels, et jusqu’à
quel point la main de l’animateur sera
présente dans la personnalité de
l’œuvre. Dick Tomasovic dans son
livre Le corps en abîme nous décrit le
personnage principal du film Ubu, du
belge Manuel Gomez. L’histoire est
une adaptation de la pièce de théâtre
Ubu Roi, sauf que cette fois la figurine
principale, autant que les personnages
secondaires, est faite à partir d’un
morceau de viande dotée d’une paire
de yeux. La figurine d’Ubu souffrira du
procès de décomposition au long du
film. Image 6. Ubu (1994) Manuel Gomez
Les identités des figurines, pourtant bien établies, ne parviennent jamais à faire oublier qu'il s'agit de viandes mortes que l'on manipule en tout sens.
22
Deux tabous sont ici malmenés. D'abord, Gomez ne respecte pas l'interdiction, pourtant martelée dès la prime enfance, de jouer avec la nourriture; ensuite il ne répond pas à l'obligation de laisser les morts reposer en paix. (...) Toutefois, ce qui trouble dans ce film, qui joue des rapports complexes et fantasmiques entre mort et nourriture, c'est le rôle de charnière qui est pris en charge par
l'animation. (Tomasovic 2007, 94)
L’utilisation de différents matériaux et objets comme personnages dans une
animation stop-motion va changer sa capacité de référence au réel. En leur
donnant un mouvement, les personnages animés créés à partir d’objets ou
matériaux qui font partie de notre quotidien, défient et changent notre perception
de la réalité.
I I I
ŒUVR E E T D I S P O S I T I F
Descr ip t i on de mon œuvre en s t op mot i on
Les œuvres réalisées durant ces deux ans à la maîtrise, ont l’animation
comme point commun. Que ce soit une œuvre audiovisuelle, une installation ou un
jouet, la réflexion tourne toujours autour de ce sujet. La majorité des œuvres ont
été réalisées avec des objets et matériaux trouvés, donnés ou achetés (à bas prix),
et pour presque toutes, les procédés de production naissent directement de mon
intuition. Ici, je vais seulement décrire les travaux audiovisuels réalisés, du reste,
j’en traiterai plus tard.
Mon premier projet dans la maîtrise, s’appelle 2 29, il est le premier d’une série
où je prends comme objets de base les circulaires de supermarché. 2 29 est un
dessin animé sans bande sonore, qui comprend trente dessins et six images de
produits appropriées des circulaires, qui ont comme point commun leur prix
($2.29). Ces six produits se rassemblent autour du chiffre qui énonce sa valeur, et
c’est par le dessin qu’un objet se métamorphose en étapes, une pour chaque
dessin, pour finalement se transformer en l’objet suivant, et c’est ainsi,
successivement, jusqu’à ce que le cycle est complet et la boucle recommence. La
reproduction de la boucle se poursuit pendant 2 minutes et 29 secondes.
24
Image 7. Détail de Maxi (2008) Nuria Menchaca
Maxi20 est une animation en stop-motion qui se présente aussi en boucle et,
comme la majorité de mes travaux, idéalement dans le cadre d’une exposition. Le
montage a été réalisé de façon à que ce soit une séquence infinie, où il n’y a pas
vraiment de début ni de fin dans la narration. Cette animation est composée de
trois séquences différentes, trois actions qui parfois vont en sens inverse et qui ne
sont pas toujours placées dans le même ordre. Les images présentent des
interactions à deux entre une circulaire d’épicerie, une boulette de viande hachée
et une paire de mains.
Image 8. Meating (2008) Nuria Menchaca
25
La troisième animation, Meating, va briser la tendance que j’avais depuis deux
ans de créer des animations sans un personnage (dans le sens plus traditionnel du
mot), mais aussi c’est un travail avec un début et une fin, où une histoire est
racontée. En fait, il y a deux personnages dans l’histoire, un poussin et un
cochonnet. La « peau » de chacun est formée par une image de cuisses de poulet,
et de viande de porc, respectivement. L’histoire est simple, ils marchent dans des
directions opposées jusqu’à ce qu’ils se retrouvent face à face, puis ils échangent
des idées, et finalement échangent leurs peaux ; à la fin, les deux marchent encore
en directions opposées, cette fois-ci avec leurs corps transformés.
Supernova x3 est un triptyque animé dont une des parties a été présentée à la
deuxième édition du festival
Animasivo, à México et a reçu une
mention honorifique21. Cette œuvre
présente, simultanément, trois
versions d’une même histoire, mais
animées chacune d’une façon
différente. L’histoire se passe dans
un salon, où les murs nous
permettent de voir les étoiles
pendant la nuit, sauf que cette nuit,
une des étoiles explose, et
emporte avec elle tout ce qu’il y a dans le salon, laissant une nébuleuse et un trou
noir, qui finit par tout avaler. Supernova x3 est installée dans trois écrans, placés
l’un à côté de l’autre, où on voit en même temps les images de chaque animation.
Elles représentent le même moment de l’histoire, vu du même angle, mais elles
diffèrent en la technique utilisée.
Image 9. Supernova (2009) Nuria Menchaca
20 http://www.youtube.com/watch?v=e47MFZ2RzAY 21 http://www.youtube.com/watch?v=Bhtu9yra6_4
26
Un dernier projet de stop-motion à la maîtrise est Conservation, une
installation interactive où à l’aide de l’animation, je redonne une vitalité aux
habitants d’une boîte de sardines réelle, qui retrouveront la liberté à l’aide de la
présence du spectateur. L’installation prend forme d’une projection interactive où la
distance du public par rapport à l’image va déterminer cette possibilité de la fuite
des personnages. Quand on est loin de l’image, on voit une boîte de sardines qui
bouge, comme s’il y avait quelque chose vivant dedans, on s’approche un peu et
elle commence à s’ouvrir et une sardine sort la tête pour voir dehors (ou plutôt
l’extrémité du poisson où
il est sensé y avoir une
tête), puis en
s’approchant encore, elle
sort de la boîte et
s’échappe avec le reste
des sardines.
L’animation fonctionne
de la même manière,
mais en sens inverse
quand on s’éloigne, et
les poissons sont
« attirés » vers la boîte
qui se referme. Image 10. Conservation (2009) Nuria Menchaca
Le d i spos i t i f de pro je c t i on comme ob je t
Quand on rencontre une œuvre d’art, on retrouve premièrement un support de
présentation. Une peinture est avant tout un objet normalement composé du cadre
de bois, toile, pigments ; une estampe est constituée de papier et d’encre, et une
sculpture peut être faite de pierre, bois, métal, plastique, etc.
27
Pour les œuvres qui dépendent des technologies numériques, définir le
support de présentation d’une œuvre n’est pas aussi évident. Suivant la logique de
plus haut, le support d’une œuvre vidéo, par exemple, serait l’écran où elle est
présentée, car il constitue l’objet concret qu’on expérimente.
Une première différentiation de ces deux genres d’art se trouve dans leur
capacité de duplication, ainsi les médias se divisent en autographiques et
allographiques. Comme Nelson Goodman l’explique dans son livre Langages de
l’art22, dans les œuvres autographiques on peut distinguer la main de l’auteur (ou
de l’artisan originel) dans l’objet qui nous est présenté, comme dans le cas de la
peinture et la sculpture. Le support est ici directement lié à l’œuvre, même si cette
œuvre (qui est intangible) peut exister dans certains cas sous différentes formes
matérielles.
Une œuvre allographique est indépendante de son support, comme dans le
cas de la littérature ou la musique, il n’existe pas de différence entre une copie et
l’original d’un même livre, et en musique même si elle est interprétée par des
musiciens différents, suivant toujours les paramètres définis par l’auteur, on
distinguera toujours la même œuvre musicale. Un film serait une œuvre
allographique, dans le sens où l’œuvre est sensée être copiée, Jurassic Park
projeté dans une salle de cinéma, en DVD ou vu en streaming sur internet restera
toujours le même film.
La séparation d’œuvre d’art et dispositif va nous permettre de comprendre
l’importance de la matérialité du support même. L’objet que l’on rencontre dans
une galerie, qu’il soit le produit d’une manipulation physique de la part de l’artiste,
comme pour une sculpture en bois ou un dessin, une manipulation conceptuelle,
comme un objet trouvé, ou qui soit juste un outil de présentation comme un
projecteur ou un écran, aura toujours un élément à ajouter à l’œuvre. « … dans
ces formes d’art où la technologie joue un rôle clef, il n’y a pas de création de sens
sans qu’également un sens ne soit donné au dispositif technique lui-même ».
(Hébert, L'ange et l'automate 1999, 24) 22 Nelson Goodman, Langage de l'art: une approche de la théorie des symboles, trans. Jacques Morizot (Paris: Hachette Littératures, 2005 c1990).
28
Je me suis toujours intéressée à cette question dans mon travail, j’aime
l’honnêteté du dispositif, dans le sens ou j’essaie de ne rien cacher du travail de
bricolage lorsqu’il y en a. Si j’utilise un objet trouvé, ou que je transforme le
mécanisme d’un jouet par exemple, je préfère laisser sentir la présence de l’objet
original, indépendamment du discours thématique de l’œuvre.
Révéler le dispositif derrière l’œuvre est pour moi, une façon de me rapprocher
au public, car c’est une forme de démystification de la figure de l’artiste. À travers
les objets quotidiens, je cherche à établir un sentiment d’accessibilité, de
démontrer que l’objet est le produit d’une facture intuitive, avec des moyens
simples.
Je cherche une économie dans les moyens utilisés aussi au niveau de la
production de mes animations en stop-motion. Et je prends le sens d’économie
comme forme de simplicité, mais aussi dans un sens monétaire, car j’essaie de
travailler avec autant d'austérité que possible. Pour mes animations, l’utilisation
d’objets et produits quotidiens est au centre du travail, mais aussi de la thématique
et le discours de l’œuvre. Pour chaque animation j’invente une méthode de travail,
pour chaque personnage je dois résoudre le problème de sa manipulation, car ils
n’ont pas été conçus pour être animés, mais j’essaie toujours de trouver la solution
plus intuitive. Parfois cette façon de procéder n’est pas la plus efficace, mais ça
donne un caractère spécial à chacun de mes travaux.
À mon avis, dans le cas des médiums cinématographiques ou
vidéographiques, il y aura dans la plupart des cas, deux objets différents qui
constitueront le support de l’œuvre : le dispositif technique et l’image projetée.
L’image projetée, étant apparemment intangible peut être confondue avec l’œuvre
d’art dans le sens idéale que lui confère Goodman. Pour un film ou une animation,
il y a deux étapes de réalisation, l’une est celle de la production même du film,
incluant les prises de vue, le montage et sa traduction en objet ou enregistrement
(DVD, pellicule, fichier), et l’autre implique la mise en place des appareils mêmes
de projection, incluant le lecteur (DVD, projecteur, logiciel) ainsi que l’écran.
29
De cette manière, la partie audiovisuelle de l’œuvre serait allographique, car
sa duplication ne fait aucune différence pour l’œuvre, et elle n’est pas déterminée
par le support. La mise en place des appareils de projection en revanche,
déterminera le contexte dans lequel l’œuvre est présentée, et la disposition de
ceux-ci nous présentera le caractère autographique de l’œuvre.
Dans le cas de
Conservation, je fais une
installation où l’interaction
du public fera avancer
(ou reculer) l’animation
projetée. Ici, le dispositif
est composé d’un
projecteur, d’un senseur
et d’un ordinateur. Même
par eux-mêmes, ces
appareils pourraient être
remplaçables,
l’emplacement du
système est unique à
chaque fois qu’elle est installée. L’image projetée reste toujours la même, qu’elle
soit modifiée pour le spectateur ou pas, le fichier originel n’est pas transformé, ce
qui change dans l’œuvre est l’emplacement, le contexte.
Image 11. Conservation (2009) Nuria Menchaca
Par contre, ce ne sont pas toutes les images audiovisuelles qui sont
allographiques. Un exemple de ce cas seraient les performances de Pierre Hébert.
Auto-nommé un cinéaste d’animation de la fin du cinéma23, il nous présente dans
ses live-animations une réflexion sur l’animation depuis le point de vue du
créateur.
Pierre Hébert a commencé par faire des performances d’animation en 1986 en
utilisant la gravure directe sur pellicule comme médium d’animation. La pellicule 23 Pierre Hébert, «Un cinéaste d'animation de la fin du cinéma,» Pierre Hébert, 09 mai 2009, http://www.pierrehebert.com/index.php/ (page visitée le 16 mai 2009).
30
était simultanément projetée dans un écran, avec juste un petit décalage, pour lui
permettre de faire les dessins. En ce temps-là, « le but était de mettre à plat, étalés
côte à côte devant les spectateurs, tous les éléments du cinéma : l’écran, le
projecteur, la bande de pellicule 16 mm, la table lumineuse, les outils de gravure,
le travail image par image et le corps de l’animateur (moi-même) engagé dans une
activité frénétique visant à tenir le rythme avec le projecteur. » (Hébert, L'idée de
l'animation et l'expression instrumentale 2009). Plus récemment, Pierre Hébert
continue à faire des performances d’animation, en utilisant encore table lumineuse,
dessin en direct et la présence corporelle de l’animateur, mais en faisant des
prises de vue de ses dessins ou objets qui sont ensuite enchaînées
progressivement par un logiciel programmé à cet effet, et projetées simultanément.
L’activité de l’animateur, et conséquemment la valeur de son déploiement corporel, reste scindé entre, d’une part, la persistance de l’état immémorial d’«homme porteur d’outil» qui se manifeste essentiellement dans l’action de dessiner, et, d’autre part, l’émergence de l’état essentiellement nouveau d’«homme auxiliaire d’un procès machinique» qui consiste précisément en l’effet technologique de la transformation de la production manuelle de dessins distincts en des mouvements visibles par projection sur un écran.
(Hébert, Un cinéaste d'animation de la fin du cinéma 2009)
L’image audiovisuelle présentée dans ces performances est juste un élément,
et il reste exclusif à chaque présentation. Même si c’est la conclusion de la
narration présentée, elle restera toujours une partie du dispositif, car l’importance
de l’œuvre se trouve dans le procès de sa production. Ceci se clarifie quand ont
voit que Pierre Hébert présente la même œuvre plusieurs fois et dans divers
endroits, les images animées seront toujours différentes, la thématique change à
chaque fois, mais le processus et le discours restent les mêmes.
Pierre Hébert est créateur et support de ses performances. En utilisant les
appareils de production, et en se mettant soi-même en scène, il devient un objet
de l’œuvre, il fait partie du dispositif et il essaie de projeter « une image purifiée de
« l’idée d’animation » » (Hébert, L'idée de l'animation et l'expression instrumentale 2009)
en transformant le procédé de création en œuvre d’art.
31
L ’ a r t i f i c i a l i t é de l ’ image an imée
Pour des raisons qui peuvent être stylistiques, d’allégement de la forme ou
d’intérêts purement commerciaux, l’image des produits incluant la plupart des
œuvres d’art est une image purifiée. L’obsession humaine de perfection et de
recherche de pureté dans ses créations nous inspire la volonté d’effacer toute
trace du procédé technique de production. L’importance accordée à l’image finale
n’étant donc plus qu’elle soit la trace de la production, mais la symbolique
contenue dans son discours.
Le chemin à suivre pour arriver à produire une œuvre audiovisuelle n’est pas
toujours évident à comprendre juste par l’observation de l’image projetée. Mais on
peut comprendre certains aspects temporels par exemple, dépendamment de la
nature de la production. Les images qu’on expérimente dans chaque œuvre vont
nous référer à un aspect temporel et matériel d’une fiction parfois déguisée de
documentaire.
Image 12. Supernova (2009) Nuria Menchaca
32
L’image vidéographique est nostalgique ou mémorielle, dans le sens où elle va
toujours nous présenter des événements du passé (au moins qu’elle nous montre
des actions en temps réel, où elle serait plutôt voyeuriste). Même si souvent les
actions qui s’y développent sont fictives, créées avec des acteurs, des décors, etc.,
elles nous montreront toujours un événement passé.
D’un côté le mouvement, le présent, la présence. De l’autre l’immobilité, le passé, une certaine absence. D’un côté le consentement à l’illusion, de l’autre une quête d’hallucination. D'un côté une image qui fuit, mais nous prend dans
sa fuite; de l’autre une image qui se donne toute, mais dont le tout me dépossède. D’un côté un temps qui double la vie, de l’autre un retournement du temps qui finit par buter sur la mort. Telle est la ligne de partage tracée par
Barthes entre cinéma et photographie. (Bellour 2002, 75)
L’animation est différente, elle ne peut être nostalgique, car ce qu’on voit n’est
pas le registre linéaire d’un temps passé, mais la succession de photogrammes
fabriqués chacun dans un moment différent. La continuité linéaire du temps dans
l’animation est fictive. Avec le stop-motion, même si les images nous viennent d’un
temps passé, l’artificialité des actions et des personnages fait en sorte que le
caractère nostalgique se perd. Ayant perdu le repère d’un temps passé, l’image
animée devient onirique. Ainsi, l’animation n’est nostalgique que par rapport à son
contexte historique (ce qui s’applique à tous les objets fabriqués).
Dans le cinéma de prise de vues réelles, c’est la captation du temps comme factualité qui domine. Dans le cinéma d’animation, c’est la construction du
temps comme factualité. (Hébert, L'ange et l'automate 1999, 108)
Une image originalement photographique, comme celle du cinéma naturel ou
le stop-motion, va toujours nous faire référence aux objets ou matériaux du monde,
car elles utilisent leurs images comme base de la production. Le caractère fictif
irréfutable du stop-motion dirige notre attention sur le caractère matériel des objets
animés qui se présentent comme une contradiction à ce que l’on connaît de la
nature des objets réels. Le cinéma naturel nous rappelle continuellement l’absence
des objets et personnages qui bougent devant nous.
33
Bien que l’objet concret demeure la base de l’animation stop-motion, c’est
seulement grâce à la capture de son image par des moyens photographiques
qu’on peut le reconnaître dans la projection finale. C’est à ce moment-là que le
cadrage prend place, en choisissant un point de vue spécifique qui mettra en
relation les objets présentés. Dans une production audiovisuelle de fiction, que ce
soit un film ou une animation, il y aura toujours un cadrage qui va « cacher » la
totalité de l’espace au moment précis d’être enregistré. Le cadre sert dans un
premier temps à cacher les dispositifs de production, soit l’éclairage artificiel et les
décors, et pour le stop-motion il cache la main de l’animateur. « N’importe quel
ensemble a un ensemble plus vaste (…), un ensemble étant cadré, donc vu, il y a
toujours un plus grand ensemble » (Deleuze 1983, 29). L’adoption d’un point de
vue qui ne nous montrera pas l’appareil de mise en scène oblige au spectateur à
imaginer un ensemble cohérent avec l’histoire de fiction racontée.
C’est dans cette étape de mise en scène que l’objet – personnage du stop-
motion perd sa matérialité réelle, et se transforme en trace de la réalité. La
visualité de l’objet est attrapée chimiquement par la pellicule cinématographique,
ou bien elle est interprété et codifié dans un langage numérique (dans le cas des
prises de vue avec un appareil de photo numérique).
À cette étape l’image est photographique et « isole l’instant, elle l’arrache au
flux continu du temps » (Lavaud 1999, 228), même si chacun de ces instants a été
planifié en avance, et ne représente que le caractère statique de l’objet. Car, dans
le cas du stop-motion, il faut fabriquer (ou mettre en scène) les instants, pour que
la caméra les arrache dans un moment précis. « Les films d’animation ont une
existence autonome antérieure à celle que leur confère la photographie et le
passage du film dans la caméra ; dans presque tous les cas, chacune de leurs
images a dû exister comme œuvre d’art … » (Théberge 1982, 12).
La multiplicité d’images et l’enchaînement
Le procédé de création d’une animation en stop-motion peut varier
dépendamment des techniques spécifiques utilisées, que ce soit du claymation
34
(pâte à modeler), pixilation (animation de personnes réelles), ou des marionnettes
animées, la base de technique est toujours la même. Celle-ci consiste à prendre
une série de photographies ou photogrammes pour chaque action du personnage.
Une action est ainsi constituée d’un certain nombre de poses afin de créer un
mouvement fluide et vraisemblable.
Si on tient en compte que chaque seconde d’animation correspond une
moyenne de douze poses, ceci implique une grande quantité d’images différentes.
Pour chacune de ces prises de vue, on trouve l’objet ou personnage dans une
situation qui va être toujours différente. Cette multiplicité d’images contraste avec
l’unité de l’objet qui est animé image par image, chacune de ces images présente
un instant différent où l’objet participe.
Pour le dessin
animé, le procédé est un
peu différent, même si le
principe d’animation est
à la fin le même. Ce
procédé nous permet de
déterminer les poses clé
ou key frames de chaque
action pour ensuite créer
les dessins
intermédiaires. C’est à
dire que dans un dessin
animé, l’ordre des images projetées ne correspond pas nécessairement à l’ordre
chronologique de sa création. En contraste, les actions dans le stop-motion ont été
nécessairement réalisées suivant l’ordre des poses.
Image 13. Esquisse pour 2 29 (2007) Nuria Menchaca
Une des plus grandes différences entre le dessin animé et le stop-motion
réside dans la quantité d’objets créés pour chacune des productions. Même si le
stop-motion parfois utilise plusieurs figurines d’un même personnage, ceux-ci
seraient des remplacements afin de maintenir la qualité du matériel, ou bien pour
35
permettre la production simultanée de différentes scènes. L’idée finalement est
que pour chaque action représentée dans une animation stop-motion, il existe un
unique objet qui est mis en scène pour chaque prise de vue. Le dessin animé
implique un objet ou dessin différent pour chaque image.
Il y a dans le rapport entre dessiner et animer un paradoxe fondamental qui tient, d’une part, au fait que l’animateur ne dessine pas du mouvement mais
bien une série de dessins fixes; incontestablement l’animateur dessine, cependant la finalité de son action n’est pas le dessin lui‐même mais le
mouvement qui se manifeste par la projection cinématographique de la série de dessins. D’autre part, cette projection, qui révèle le mouvement caché dans la série de dessins, a pour résultat d’effacer qu’il s’agit en réalité non d’un mouvement mais d’une succession de dessins fixes. Elle a en outre l’effet d’atténuer ce qu’il y a de singulier dans chaque dessin, si on le considère comme simple dessin fixe, et de rapporter la suite de dessins à une image moyenne qui, en réalité, n’est qu’un effet perceptuel sans aucune existence
matérielle en tant que dessin. (Hébert, L'ange et l'automate 1999, 51)
Pour le cinéma d’animation autant que pour le reste des médiums
cinématographiques, chaque image est aussi un objet concret (un photogramme
dans la pellicule). De cette manière, on trouve une multitude d’objets différents qui
ont pour but de nous faire une référence à un même objet originel, que ce soit un
humain, une figurine ou un dessin. La séquence ordonnée de photogrammes va
créer une pellicule qui sera projetée sur l’écran.
C’est par la succession à une certaine vitesse que l’enchaînement des
photogrammes va prendre place, et l’image projetée va créer l’illusion du
mouvement des personnages. C’est par le mouvement mécanique du projecteur
cinématographique, combiné avec une obturation entre les images projetées que
les images s’animent. « Si l’on considère que l’image animée est toujours une
succession rapide d’images fixes qui donnent l’illusion du mouvement, on peut
soutenir, comme Zénon d’Elée, que l’image animée n’existe pas : seul le projecteur
bouge. » (Melot 2002).
En animation, et à vrai dire en cinéma en général, sous toutes ses formes, le flux temporel visible comme un continu sur l’écran est en réalité sous‐tendu par une parcellisation de la continuité en une série d’images fixes successives
36
qui ne prennent l’apparence d’un temps continu que par le truchement du projecteur. C’est précisément dans cet intervalle de discontinu qu’agit
l’animation, entre le continu de l’action physique de l’animateur et le continu apparent de la projection. Une conséquence directe de ce dispositif technique imparable est que l’animateur ne travaille jamais directement sur de la durée, contrairement au musicien, au danseur, à l’acteur. Il travaille de l'extérieur, image par image, sur des parcelles d’immobilité. Il s’agit donc d’un processus
scindé et d’une temporalité scindée. (Hébert, Cinéma d'animation et improvisation 2009)
J’utilise pour mes animations en stop-motion un appareil photo numérique au
moment des prises de vue, ce qui crée des fichiers numériques pour chaque
image. Ces fichiers remplaceront les photogrammes analogiques de la pellicule
pour des images enregistrées sur un support virtuel. L’enchaînement de ces
images est possible grâce à un logiciel de montage, qui remplacera le mouvement
mécanique du projecteur cinématographique, et donc il fera la part de la
succession des photogrammes. C’est ce logiciel qui va déterminer la vitesse de la
projection, et qui va transformer l’énorme quantité d’images en séquences
vidéographiques.
I V
LA F I C T I O N
Au delà de comprendre la fiction comme un genre narratif, l’œuvre d’art en se
plaçant dans le domaine de la fiction par son caractère subjectif. La fiction est
construite par l’artiste dans les différentes étapes de production de l’œuvre. Parfois
les images fictives essaient de remplacer le référent réel, et elles finissent par
rendre évidente l’illusion.
Dans cette dernière partie, je vais essayer d’analyser la construction de la
fiction durant le procédé de création de l’animation. Puis, je vais aborder
brièvement les notions de vie/mort inhérentes au personnage animé. Pour finir, je
vais établir la relation entre l’art et la fiction, l’animation et le référent au réel.
L ’ a c cumula t i on d ’ in te rpré ta t i ons
En analysant les étapes à suivre à partir de l’objet concret jusqu’à la
conclusion de l’œuvre d’animation, on voit que le processus implique plusieurs
réinterprétations de la chose, plusieurs niveaux de représentation et l’ajout
d’éléments externes. De cette manière, le degré de réalité originel s’évanouit peu à
peu, étape par étape, et c’est le côté fictif qui prend sa place. Ainsi, je place
l’animation comme étant l’élément catalyseur de la fiction dans mon travail en stop-
motion.
38
Même si les objets représentés dans l’animation ont toujours une référence
réelle, le niveau de fiction prend le dessus, les objets de départ, ceux avec une
vraie matérialité ont été complètement remplacés par une multitude d’images, qui
créent la simulation par accumulation. Ici, on ne regarde plus un objet, mais une
collection de symboles qui nous présentent une image qui lui ressemble beaucoup,
mais qui a un caractère temporel différent, celui du mouvement.
Representation in the visual arts, such as cinematography – and in particular animation – contains a degree of ambivalence because they reconstruct the continuity of movement as the result of a visual trick, indeed the term moving
picture contains a contradiction, linking stillness and motion in the same sequence. (Hernandez 2007, 36)
Suivant quelques propos de Nelson Goodman, John Dilworth a publié divers
articles portant sur ce qu’il appelle une théorie représentationnelle des dispositifs
(artifacts) et des œuvres d’art24. Il reprend le concept d’œuvre d’art comme entité
originalement intangible présentée par Goodman et la transpose dans les
différentes étapes de production d’un objet artistique. Ces étapes seraient toutes
des représentations de l’œuvre originale.
Pour lui, chaque étape concernant la création d’une œuvre est en elle-même
une forme de représentation de la référence originale, et de cette manière on peut
reconnaître la même œuvre dans différentes étapes et versions. Pour les œuvres
cinématographiques, cela inclut tous les éléments du procédé où l’image est
imprimée.
The great differences between film negatives, prints, screenings, and so on can be explained by the fact that each represents the film in its own way, using its own characteristic mode of representation, rather than in what is represented.
(Dilworth 2001, 361)
Même si dans les diverses étapes de création d’une œuvre on peut
reconnaître l’œuvre originelle idéale, le dispositif final où l’œuvre est présentée (ou
représentée) dans sa forme définitive est le résultat d’une chaine d’interprétations.
24 John Dilworth, «A Representational Theory of Artefacts and Artworks,» British Journal of Aesthetics 41, no. 4 (October 2001): 353-370.
39
Je prends encore l’exemple de mon animation 2 29, créée à partir dessins et
collages, où j’utilise certaines images de produits trouvés dans les circulaires
d’épicerie et je dessine leur métamorphose. Ici, la première interprétation vient de
l’objet même : le dessin représente l’image du produit, ou bien, il représente
l’image de la circulaire (qui, elle, représente l’image du produit). Déjà on trouve à
première vue, trois niveaux d’interprétation, mais ça ne finit pas ici, car les dessins
eux-mêmes devront être interprétés par un appareil de prise de vue. Dans ce cas,
un scanner qui va codifier les images pixel par pixel, en forme de fichiers
numériques.
Les fichiers d’images seront ensuite interprétés par le logiciel de montage en
leur attribuant une temporalité dans une ligne de temps. À ce moment l’image perd
son caractère unique et devient un photogramme, une partie d’un tout temporel,
d’une séquence. La séquence devient une narration grâce au montage et l’œuvre
est ainsi enregistrée sous forme d’un fichier vidéographique. Finalement, le code
du fichier est interprété par le dispositif de projection au moment de l’exhibition de
l’œuvre. Dans chacune de ces étapes, on reconnaît l’image de l’œuvre, mais après
huit réinterprétations, d’une même image, celle-ci est complètement transformée.
On ne croit plus à l'identité ontologique du modèle et du portrait, mais on admet que celui‐ci nous aide à nous souvenir de celui‐là, et donc, à le sauver d'une seconde mort spirituelle. La fabrication de l'image s'est même libérée de tout utilitarisme anthropocentrique. Il ne s’agit plus de la survie de l’homme, mais plus généralement de la création d’un univers idéal à l’image du réel et
doué d’un destin temporel autonome. (Bazin 1985, 10)
Dans Supernova x3, je présente trois versions simultanées d’une même
animation. Pour cette œuvre, il existe une version originale (nommée Supernova),
et les deux autres qui l’imitent image par image. Il s’agit d’un test de
réinterprétation de l’image qui essaie de souligner le rapport entre l’objet originel et
son interprétation. La première animation devient un objet originel face à ses
copies, et les trois sont jointes dans une même œuvre sous forme de triptyque.
40
En chacun des éléments de « ceci n'est pas une pipe » pourrait bien tenir un discours en apparence
négatif, car il s'agit de nier avec la ressemblance
l'assertion de réalité qu'elle comporte, mais au fond affirmatif: affirmation du simulacre, affirmation de l'élément dans le réseau du
similaire.
(Foucault 1973, 67)
L’analogie est similaire à
celle qu’a dessiné René
Magritte et qui a inspiré le
texte de Michel Foucault Ceci
n’est pas une pipe, où on
trouve le dessin d’un dessin
d‘une pipe, accompagné du
dessin d’une pipe. Les
couches interprétatives créent
une image qui s’éloigne de la
réalité de l’objet (une pipe),
mais en même temps, on peut
reconnaître la représentation
ou simulacre de l’objet originel,
qui est devenu intangible.
Image 14. Supernova x3 (2009) Nuria Menchaca
41
Le v ivan t , l a mor t e t l ’ i nqu ié tan te é t range té
L’animation donne des caractéristiques de « vie » aux personnages grâce au
mouvement crée au moment de l’enchaînement des images. Même si ce
mouvement est le résultat d’une illusion optique, on le perçoit comme existant.
L’image en mouvement qu’on voit sur l’écran nous réfère au mouvement réel
caractéristique des êtres vivants.
... le vivant s'inscrit dans l'ordre du mouvement (le mouvement étant la possibilité de bouger, ou non), les figurines, elles, relèvent du mouvant: elles sont condamnées à être mues continuellement, à être bougées sans cesse
pour dissimuler l'inertie totale que les fige. La vie c'est le mouvement; l'illusion de la vie, c'est le mouvant. (Tomasovic 2007, 30)
Le mouvement dote d’une vivacité aux personnages, qui est plus ou moins
vraisemblable selon les capacités et les intentions du réalisateur. Cette vivacité est
seulement une conséquence, un accident de l’apparence du mouvement, et du
caractère organique des actions, mais c’est l’effet magique, poétique, de celle-ci
qui lui donne à cette technique son âme, l’anima dans l’animation.
Le cinéma d'animation concentre toute son énergie à donner vie à des créatures; il est tout entier consacré à produire l'illusion de la vie, certes, mais
il s'agit d'une vie artificielle. Autrement dit, une ruse, un fraude, un déguisement, un travers. Une forme contre‐nature. (Tomasovic 2007, 24)
L’animation consiste toujours à créer cette apparence de vie à des objets qui
ne l’ont pas ou qui ne l‘ont plus. Parfois une animation essaie d’imiter la réalité à
travers les personnages et leurs mouvements en cherchant un plus grand
naturalisme. En le faisant elle peut générer un effet inverse, elle nous rappelle
cette forme contre-nature de l’animation. « ce que l'animation fait gagner au corps
de la figurine en mouvement, en dynamique, en énergie, en naturalisme, en
vitalité, elle le lui fait perdre en authenticité, en naturel, en identité originelle. Plus
elle semble vivante, plus elle rappelle qu'elle est une illusion. ». (Tomasovic 2007,
38)
42
L’inquiétante étrangeté (uncanny en anglais) dans la pensée freudienne est
« une forme d’anxiété, en relation avec certains phénomènes de la vie réelle, et
avec certains motifs en art, spécialement en littérature fantastique. Des exemples
de ce phénomène, ou motifs littéraires, sont les doubles, les répétitions étranges,
(…) la confusion entre l’animé et l’inanimé, (…) »25 (Masschelein 2003).
Dans son essai « L’inquiétante étrangeté » (« Das Unheimliche »), Freud
commence par faire une analyse étymologique du mot Unheimlich, qu’il conclut en
affirmant que : « l'inquiétante étrangeté, serait quelque chose qui aurait dû
demeurer caché et qui a reparu» (Freud 1933). Freud fait une distinction entre
deux sortes des expériences qui créent l'effet d’inquiétante étrangeté: celles
produites par des événements dans la vie quotidienne et celles produites en lisant
des textes littéraires, ce qui pourrait être étendu comme l'expérience de l’art en
général. Dans le premier cas, cette expérience est liée à certaines circonstances
qui paraissent stimuler certains sens de peur dans l’inconscient. Dans le cas de la
littérature, c’est une fonction du monde fictif, de la thématique et de la rhétorique26.
Freud qualifie donc cet aspect de l’inquiétante étrangeté comme une expérience
esthétique (l’esthétique comprise comme « étude des qualités des sentiments »),
qui ne peut pas être décrite complètement avec des mots, car c’est une expérience
complètement subjective.
L'élément principal de l’inquiétante étrangeté est de « ne pas être chez soi »
dans le monde. Nous perdons, d’une certaine manière, notre équilibre ontologique
et devenons incertains de nous-mêmes et de notre compréhension du monde
autour de nous. L’inquiétante étrangeté se manifeste par la découverte de
possibilités du réel auxquelles nous n’avons jamais pensées. Peut-être révisons-
nous nos idées après l’expérience de l'inquiétante étrangeté; ou peut-être que nos
25 « the uncanny is a specific - mild - form of anxiety, related to certain phenomena in real life and to certain motives in art, especially in fantastic literature. Examples of such phenomena or literary motives are the double, strange repetitions, the omnipotence of thought (i.e., the idea that your wishes or thoughts come true), the confusion between animate and inanimate, and other experiences related to madness, superstition or death. » Anneleen Masschelein, «A Homeless Concept: Shapes of the Uncanny in Twentieth Century Theory and Culture,» Image and Narrative, January 2003.
26 P Borghart and C Madelein, «The Return of the Key: The Uncanny in the Fantastic,» Image and Narrative, January 2003.
43
idées restent intactes. C'est que l'expérience d’inquiétante étrangeté nous force à
nous approprier ou à rejeter certaines manières de penser et d’agir. 27
En faisant des recherches à l'Institut de Technologie de Tokyo dans les
années 70’s, Masahiro Mori a réalisé des études pour déterminer quelles
caractéristiques feraient qu’un androïde ou un animatronic serait moins
distinguable qu’une personne réelle. Pour ce faire, il s'est mis à quantifier les
niveaux d’empathies que montraient les gens devant des objets non humains, et
contenant des caractéristiques de plus en plus humaines. Ses expériences
consistaient principalement à présenter graduellement à différentes personnes,
des images d’objets avec des formes géométriques de base, puis différentes
sortes de poupées, et finalement des êtres humains réels. Il s’est rendu compte
qu'au lieu d’avoir une relation constante d’empathie avec les objets ayant plus des
caractéristiques humaines, dans un certain point de l’échelle, les gens avaient des
réactions fortement négatives. Ceci arrivait quand les objets avaient une
apparence presque humaine, mais avec juste quelques détails en moins. À un
autre point, quand les différences entre un objet et un homme n’étaient pas
perceptibles, le niveau d’empathie remontait. Mori a nommé cette fluctuation dans
la courbe de l'empathie « Uncanny Valley ».
Au point plus profond de la vallée sont placés les personnages zombie, c’est à
dire ceux qui nous montrent une corporéité propre d’un mort, et/ou un mouvement
qui essaie d’être naturel, mais qui nous rappelle son caractère mécanique.
Actuellement, l’application de l’Uncanny Valley est élargie à d’autres formes de
représentation du corps humain, notamment l’image de synthèse, la culture
cyborg, le transhumanisme, etc. Il faut clarifier que l’Uncanny Valley n’est pas une
recherche totalement « scientifique », étant donné que l’inquiétante étrangeté est
un sentiment, et les réactions varient d’une personne à l’autre. Cependant,
beaucoup de chercheurs travaillent actuellement à quantifier et analyser les
impacts de cette notion. Il s’agit juste d’une théorie qui n’est évidemment pas
27 Curtis Bowman, «Heidegger, the Uncanny, and Jacques Tourneur's Horros Films,» in Dark Thoughts: Philosophic Reflections on Cinematic Horror (Oxford: The Scarecrow Press Inc., 2003).
44
absolue, mais beaucoup de gens acceptent plutôt cette expérience comme une
forme d’intersubjectivité.
L’inquiétante étrangeté peut constituer une faiblesse dans une production
animée, quand elle tombe dans la « vallée des zombies » sans le vouloir; mais elle
peut aussi être utilisée consciemment comme un élément d’appui pour une idée.
Dans le cas de l’animation, l’Uncanny Valley a comme effet de nous rendre
conscients du caractère réel et originalement inanimé d’un personnage.
Image 15. Maxi (2008) Nuria Menchaca
Dans un sens, quelques-unes de mes animations, comme Maxi ou
Conservation, présentent des caractéristiques des personnages zombies, car ce
sont des cadavres (l’un est morceau de viande, l’autre des sardines) qui sont
animés. Ce genre d’animation ne peut pas être considéré dans l’Uncanny Valley,
car celle-ci est dédiée à la représentation humaine. Ce qui pourrait générer une
sensation d’étrangeté serait le fait même de l’animation de l’inerte et du mort, la
présentation d’une action invraisemblable. Comprise dans son sens plus élargi,
l’animation de personnages aura toujours une relation avec la mort.
45
... qu'animer une figurine, c'est faire parler un cadavre; qu'être animateur, c'est jouer avec la mort. La vérité du cinéma d'animation c'est qu'il est une
expérience interdite. (Tomasovic 2007, 49)
Une figurine n’est jamais vraiment morte puisqu’elle n’a jamais été réellement
vivante, elle est généralement composée de matériaux synthétiques. Ce n’est
qu’après avoir fait partie d’une animation où elle incarnait un personnage, qu’elle
acquière une condition cadavérique aux yeux de ceux qui connaissent l’œuvre
animée.
... Chasse au canard revient sur la définition de l'animation: animare ne signifie plus guère donner la vie, mais bien faire avec la mort. (Tomasovic 2007, 41)
L’animation dans toutes ses formes va toujours présenter une contradiction
vie/mort. Le travail de l’animateur sera toujours comparé à celui d’un dieu tout
puissant capable d’engendrer la vie là où elle est absente. Ce caractère place
l’animation toujours dans le domaine de la fiction, car elle sera toujours créée par
un procès subjectif, et elle sera toujours exposée pour son interprétation.
La f i c t i on e t l a ré f é rence
L’artiste est le créateur d’illusions, il travaille pour créer des images qui
transportent le spectateur dans des mondes artificiels créés par son imagination.
L’art peut donner l’illusion de vie à tout ce qui est inerte, il peut donner l’illusion de
mouvement à ce qui est inanimé, il peut transformer un objet ou un sujet commun
vers un symbole nouveau. L’artiste est un rêveur qui invite les autres dans ses
rêves, mais finalement ce sont que des rêves, des fictions, l’art ne dit pas la vérité
des choses, il donne des possibles.
Si c’est bien vrai que l’art propose un moyen d’évasion de la réalité, on n’oublie
pas que les œuvres ont été créées par un artiste qui, comme tous, vit dans cette
même réalité, et produit des objets qui ont une matérialité qui ne peut pas
s’échapper des lois de la physique. La fiction a donc toujours une relation avec la
46
réalité, car elle est générée par les jeux de l’imagination à partir de son expérience
du monde réel, du monde matériel.
De cette façon, l’art est le résultat d’un procès de réinterprétation et réinvention
de la réalité, et ainsi, l’œuvre d’art est placée dans le domaine de ce qu’on appelle
la fiction. La fiction est un « Produit de l'imagination qui n'a pas de modèle complet
dans la réalité »28. L’art se sert de l’illusion comme médium de fuite du réel, même
s’il l’achève en utilisant des dispositifs réels et concrets. L’art utilise le pouvoir des
images pour raconter des rêves, des histoires de fiction, c’est à dire, des variantes
de la réalité, qui autrement seraient inexistantes. Parfois ces fictions ont l’intention
de faire confondre le spectateur et de les faire passer comme des vérités, c’est à
dire, de cacher l’illusion qui leur est intrinsèque.
Comme dans les arts en général, l’expérience du réel sert comme point de
départ, mais cette réalité est emportée vers un certain niveau de fiction. Quelques
œuvres d’art peuvent être comprises comme étant plus fictives que d’autres, ainsi
un documentaire pourrait se rapprocher plus du réel qu’un dessin animé. Le
documentaire n’échappe pas au procès d’interprétation, car il pose un point de
vue, une narration et l’image suit aussi un procès d’interprétation (prise de vue,
montage, etc.). Un dessin animé, en contraste peut atteindre un plus haut niveau
de fiction à cause de l’accumulation d’interprétations du réel qui touchent l’image
même en plusieurs niveaux, la temporalité, les personnages, la narration, le
mouvement, etc.
L’animation nous donne une superposition d’illusions et d’interprétations. Le
procédé de création d’une œuvre animée suit diverses étapes où les images sont
interprétées ce qui fait d’elle une technique qui crée des couches fictionnelles.
Dans ce sens, elle s’éloigne tellement de la réalité matérielle, qu’on pourrait dire
que l’animation s’oppose à la réalité dans la plupart de ses éléments, étant ceux-ci
transformés en éléments de fiction.
Quand une œuvre d’art perd le rapport au réel, elle peut devenir banale, tout
comme l’œuvre qui est trop attachée à la réalité court le danger d’être prise dans le
28 (CNTRL 2008)
47
quotidien. Dans les objets d’art, le jeu entre réel et fictif (qui est le résultat de
l’interprétation du réel) est important, car il va déterminer l’attachement et
l’empathie du public.
Un artiste fait référence à quelque chose à travers son œuvre. À travers une
thématique, du discours et de la trace corporelle qu’il laisse sur l’œuvre. Il nous
parle de son expérience du réel, nous propose des alternatives ou des points de
vue subjectifs et fictionnels. Mais l’œuvre elle-même a une capacité pragmatique
indépendante de son créateur. L’objet d’art nous parle par lui-même des décisions
qui ont construit son existence, du processus par lequel il a été créé, et même du
moment d’où il surgit. Les techniques et technologies utilisées pour la création
d’une œuvre d’art peuvent nous transmettre autant de choses que l’image
représentée.
Dans mon cas, par une simple question de goût, j’aime bien le travail accompli
avec des matériaux et des techniques élémentaires. Je cherche une austérité dans
mes procédés permettant à l’œuvre d’être interprétée au plus prêt de sa
matérialité. Le bricolage est un élément essentiel dans ma pratique, et j’aime qu’il
soit reflété dans mon travail, et ainsi l’œuvre garde un registre de mon intervention
sur elle.
Dans mon travail d’animation, j’essaie de donner un espace à l’objet – matière
pour qu’il défende sa réalité de personnage. Il est donc capable de résister à la
manipulation et à l’idéalisation de son image et finit par rendre évident l’illusion et
le processus d’animation.
Quand un équilibre est établi entre le caractère fictif d’une animation et la
réalité matérielle de l’objet animé, une tension entre ces deux mondes est créée et
notre attention peut être tournée vers l’irréalité de l’action. De cette manière, une
animation peut faire référence au fait d’animer comme partie du discours au lieu de
nous envelopper simplement dans la narration. Ainsi, une animation peut se
référer à elle-même à travers l’image de l’objet. D’autre part, cette même tension
peut nous rendre conscients de l’objet derrière l’image, et ainsi, des couches
interprétatives qui créent la fiction de l’image que l’on perçoit.
48
La fiction est formée par l’interprétation de la réalité, ce qui paradoxalement la
transforme en opposé. Le réel, même s’il est construit par l’esprit, conserve un
caractère objectif, et la subjectivation de celui-ci nous mène à une forme de fiction.
Il y a différents niveaux interprétatifs, qui vont déterminer le degré de fiction d’une
œuvre d’art. Cela fait que toutes les œuvres sont ambivalentes, elles ont des
caractères qui se rapprochent plus du réel, et d’autres de la fiction.
V
DÉMARCH E E T OUVRAG E PARA L L È L E .
L’animation est au centre de mon travail de création, avec une approche
technique et conceptuelle de celle-ci. J’expérimente avec différents objets et
matériaux, en tenant toujours compte leurs origines ; je joue aussi avec
l’animation, sa nature et ses possibilités techniques. Je cherche donc à animer un
objet, à créer l'illusion de son mouvement ou ce qui pourrait être interprété comme
le fantasme d’insuffler de vie. Je suis intéressée à ce que chaque animation tienne
en compte la singularité des choses dans un contexte urbain de multiplicité. De
cette façon, la thématique de mes œuvres est déterminée par mon interprétation
de la réalité de l’objet, ce qui parfois mène à une approche plutôt tragique et/ou
ironique de la chose. C’est cette réalité de l’objet qui va déterminer l’histoire
racontée dans l’animation finale, c’est un mélange contextuel, anecdotique,
référentiel et formel qui compose la narration. C’est le caractère matériel de la
chose qui va déterminer la « personnalité» de l’objet comme personnage, dans le
sens de ses mouvements spécifiques, son langage «corporel ».
Dans mon travail, j’essaie de revendiquer l’objet face à une pensée actuelle
qui ne veut pas accepter l’idée de l’autonomie de l’objet, qui donne tout le crédit à
la raison humaine où le langage est chaque fois plus symbolique, voir plus codifié
et complexe. Je parle directement de la numérisation de la communication, où les
sociétés plus développées ont commencées à transposer certains aspects de la
vie des gens, probablement avec des idées de progrès, mais sans offrir vraiment
un choix. Malheureusement, ceci nous transporte vers une ségrégation de la
50
virtualité, où seules les sociétés plus développées économiquement ont accès à ce
nouveau langage.
Une thématique courante dans mon travail est celle de la production ou
exploitation de masse des choses, souvent je m’intéresse au traitement des
produits d’origine animale dans le monde de la consommation actuelle, et le
devenir de son identité originale. Mes expérimentations en animation donnent
comme résultat des œuvres où par exemple, on peut trouver des poulets
déplumés qui dansent, des produits qu’on trouve dans les circulaires et qui se
métamorphosent ou encore, une boule de steak haché qui dévore sa propre
publicité. Je trouve dans ce genre de produits alimentaires un matériel très riche
en symboles, surtout par rapport à la mort, ce qui fait que notre relation avec la
viande soit beaucoup plus forte qu’avec n’importe quel autre produit, de façon que
lorsque je l’anime, et sous l’effet d’une temporalité ajoutée et construite, une
contradiction conceptuelle apparaît, et cette contradiction génère toutes sortes de
sentiments et réactions. Je trouve aussi intéressante la disparité entre la réalité de
l’objet et celle qu’on lui attribue comme produit de consommation. L’utilisation de
ces objets nous fait réfléchir sur sa propre nature et aussi sur la nature de
l’animation elle-même.
Dans mes travaux, je crée une opposition et parfois une contradiction, entre
le réel et la fiction, ce qui me permet de parler de l’art en général, de réfléchir
autour de l’attitude des artistes, de la création d’œuvres, et du rapport avec le
public non spécialiste. Ma recherche est basée dans les idées mêmes de l’art, et
elle pourrait concerner tous les artistes visuels. Finalement, cette recherche se
traduit elle-même en œuvre, avec mon travail de création. À partir des
thématiques, je découvre de nouvelles réponses et de nouvelles questions.
Plus récemment, j’explore la nature ludique de l’animation en tant que médium
vidéographique, et aussi ses possibilités en tant qu’objet interactif, que ce soit sous
forme de jouet optique ou bien comme installation interactive. L’interactivité
souligne cet aspect participatif déjà présent dans le travail d’animation, elle met en
51
relief la notion création et ajoute à ma réflexion vie/mort sous-jacente à
l’autoréférentialité de l’animation.
Si dans mes œuvres en stop-motion et en dessin animé je cherche à parler de
l’objet à travers son animation, un nouveau questionnement surgit en inversant les
éléments : comment est-ce que je pourrais faire pour parler de l’animation à
travers les objets concrets.
Image 16. Grande Roue 1 (2009) Nuria Menchaca
En étudiant l’histoire de l’animation, je suis arrivée à ce qu’on appelle le pré-
cinéma : une diversité d’objets connus à nos jours comme jouets optiques, qui
profitent du phénomène de la persistance rétinienne pour nous faire voir le
mouvement dans certaines images. Ce sont des dispositifs qui utilisent des
principes mécaniques pour créer des animations des personnages, comme le
folioscope (ou flip-book) qui est un livret qui contient une série de dessins, qui
s’enchaînent grâce au passage en vitesse de ses pages, ou le phénakistiscope, un
52
disque avec des images distribuées autour du centre, et des fentes qui joueront le
rôle d’obturateur quand la roue tournera autour de l’axe.
Les premières images utilisées dans les jouets optiques étaient des dessins.
Puis on a incorporé la photographie à ces jouets, pour donner naissance aux
ancêtres du cinéma. À ce moment de l’histoire, la réflexion était basée autour de
l’animation elle-même, les recherches menaient vers des nouveaux objets chaque
fois plus complexes, jusqu’au moment de l’invention de la pellicule, et ainsi, du
cinéma. Depuis ce temps là, la recherche sur le sujet même de l’animation se fait
du point de vue cinématographique, en termes de narration et d’image, et non en
relation aux dispositifs même d’animation en tant qu’objet.
Dans ce cas, ce sont les objets concrets qui génèrent l’animation de l’image,
ce sont les dispositifs qui font le travail d’enchaînement en temps réel, et qui créent
la fiction (la simulation de l’objet unique) grâce au phénomène de la perception. On
trouve dans ces objets deux formes de mouvement, celui du jouet lui-même, qui a
un mouvement mécanique qui nous rappelle sa réalité comme dispositif
d’animation, et l’illusion du mouvement crée par la succession des images, qui
nous réfère à un objet absent grâce à la représentation. La réflexion autour de la
nature de ces objets et les éléments qui découlent de ce type d’animation est
encore très récente dans ma démarche, mais elle se présente comme une
tentative de réponse à mes questionnements autour du concept d’animation, et de
son rapport intrinsèque avec la réalité.
CON C L U S I O N
À travers le long parcours qu’implique la production d’une animation en stop-
motion, l’objet animé subit une longue chaîne d’interprétations transformant son
identité. L’objet concret, bien que matériellement absent de l’œuvre animée, aura
la capacité de nous référer à sa réalité, même à partir d’un contexte reconstruit et
fictif.
La réalité des objets est à la base de notre expérience du monde. Les objets
sont aussi soumis à l’attribution d’un contexte et d’une signification qui forment
l’identité de l’objet. Ainsi, notre conception du réel et la signification des choses
peuvent changer au cours du temps. L’art est capable de transformer l’identité des
objets et des matériaux en leur attribuant de nouveaux contextes et de nouvelles
significations.
L’artiste est celui qui crée des images, soit directement avec ses mains, soit à
l’aide d’outils technologiques tels que la photographie. Ainsi, l’image artistique est
toujours subjective, car elle est l’expression d’une image construite par l’artiste. À
partir du développement de certaines technologies, l’image photographique perd
peu à peu sa réputation de fidélité objective, elle est souvent retouchée afin
d’idéaliser l’image du monde.
L’image cinématographique ajoute l’élément du mouvement à la photographie,
et elle crée un registre qu’on considère plus fidèle à réalité en comparaison à
d’autres médiums. Elle est devenue partie de notre quotidien, et on la perçoit
comme le registre d’un temps passé, même si c’est une mise en scène. Le
montage d’une production filmique va nous guider dans la succession
d’évènements, comme outil de la narration, et va déterminer le rythme de l’œuvre.
Actuellement, l’animation numérique est présente dans une grande quantité de
productions audiovisuelles sous forme d’effets spéciaux. Cette forme de trucage
54
permet de générer des personnages et des situations qu’il serait compliqué ou
impossible de produire en réalité. Ces simulations prennent la place des objets
réels et créent l’illusion de son existence dans le domaine du fantastique.
Dans les productions animées, c’est le caractère complètement irréel des
images qui nous permet d’accepter une histoire aussi fantastique sans remettre en
question le scénario. Cela arrive aussi dans la plupart des productions en stop-
motion, où les personnages et décors sont exagérés et artificiels. Le caractère
photographique de ce genre d’animation va nous permettre de référer à la
matérialité réelle des personnages. Cette capacité de référer au réel va dépendre
de l’usage des matériaux, et la relation entre le personnage et sa propre
matérialité.
La séparation entre le support et l’œuvre permet d’analyser chacun des deux
aspects comme des entités indépendantes. De cette manière, on voit que le
support de l’œuvre aura aussi une importance au niveau du contenu discursif.
Dans le cas de l’animation, à part le support même de projection et l’idée de
l’œuvre, je considère les procédés de production comme un troisième élément de
l’œuvre. Cet élément est aussi important que le support, et lui aussi va apporter au
discours la partie processuelle de l’œuvre. Dans mon cas, c’est l´économie dans
les moyens de production qui va parler de l’austérité de la production elle-même,
et de la relation entre l’animateur et l’objet.
Une image vidéographique ne va pas nécessairement nous référer
directement au processus de création, car elle attire notre attention en recréant un
temps passé. L’image animée n’a pas ce caractère mémoriel, car elle crée sa
propre temporalité à partir de poses créées une à une dans une temporalité
complètement différente. La temporalité d’une animation stop-motion répond à une
succession d’instants isolés, produits d’une mise en scène. L’image de l’objet nous
est ainsi présentée dans le cadre d’une temporalité si artificielle et évidente qu’elle
va nous rappeler le caractère inanimé de l’objet.
Cette temporalité artificielle est créée par un dispositif (projecteur
cinématographique ou logiciel de montage), qui enchaîne une grande quantité
55
d’images pour créer l’illusion de l’animation. Pour un dessin animé, il existe une
multiplicité d’objets (dessins), en tant que pour le stop-motion il n’existe qu’un objet
photographié en différents moments et positions. L’enchaînement transforme cette
multiplicité d’images en une « image moyenne », qui est celle en mouvement.
La production d’une animation en stop-motion implique un procédé où l’image
de l’objet originel est interprétée en plusieurs étapes. À chaque interprétation, un
élément s’ajoute à l’image et son identité se transforme. L’image acquiert des
caractéristiques qui s’accumulent et qui l’introduisent dans une fiction.
Grâce à ces éléments ajoutés à l’image, comme la multiplicité et
l’enchaînement, les personnages acquièrent des caractères de vitalité. Les
mouvements spécifiques de ces personnages peuvent bien créer l’illusion de vie
qui va nous emporter dans la narration. Mais parfois le caractère physique ou un
certain type de mouvement peut créer une sensation opposée qui nous rappellera
en permanence l’origine inanimée et l’artificialité d’un personnage. Ainsi, une
animation peut rendre évident son procédé, et va créer une tension entre les idées
de vie/mort.
L’art nous propose des possibilités du réel à partir d’objets qui sont le produit
d’un travail d’interprétations et représentations. L’œuvre d’art construit des fictions
à partir de l’expérimentation du réel. L’animation s’inscrit dans ce même système,
et de la même manière que d’autres formes d’art visuel, elle a la capacité de nous
référer à la réalité, à partir de la construction d’une fiction.
À partir de mon travail en animation, je cherche à que l’œuvre aie la capacité
de référer au réel. J’anime des objets, en essayant d’exprimer leur contexte dans
le monde matériel, même s’ils se trouvent dans une situation complètement
fabriquée. Mon intention est aussi de créer des œuvres qui mettront en évidence le
procédé même d’animation, pour ainsi générer une réflexion autour de la
transformation d’identité subie par l’objet animé.
B I B L I O G RAPH I E
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